Au
XIXe siècle, le « gallicanisme » a
fait l’objet de nombreux débats et polémiques. Il est encore l’objet de
conférence[1]. Il est
né en ce siècle où la France a connu tant de révolutions et de remises en
cause. Complexe et mouvant dans l’histoire, il est ancré dans notre mémoire
comme une sorte d’opposition de la France contre les ingérences des papes dans
ses affaires ou encore comme une forte volonté de la France de garantir son
indépendance religieuse à l’égard de Rome. Certains penseront sans-doute
qu’il est à l’origine de la laïcité telle que nous le connaissons dans notre
pays. Mais pourquoi devons-nous traiter ce sujet en apparence clos, voire
anachronique ? Ne faut-il pas plutôt s’engager dans les nombreux sujets
qui actuellement mobilisent les foules et interrogent les
consciences ? Ne devrions pas plutôt nous interroger sur les différentes
affaires qui secouent l’Église ou encore sur les problèmes de notre
temps ?
La tentation est en effet grande de s’investir dans des sujets qui semblent plus préoccupants. Mais ce serait trahir les principes qui guident notre action. Nous ne voulons guère réagir à l’actualité, voire à l’immédiateté. Nous refusons de nous agiter au gré des médias et des réseaux sociaux. Il existe en outre suffisamment d’articles intéressants qui traitent des événements actuels. De nombreuses voix n’hésitent pas à défendre notre foi et l’Église quand elles sont aujourd’hui attaquées. Notre but est bien de découvrir les problèmes de fond, problèmes encore d’actualité, et de bien les comprendre pour apporter des réponses pertinentes dans le cadre d’une apologétique chrétienne. Mais pour cela, faut-il encore les connaître et les dépoussiérer de tous les préjugés et malentendus qu’ils portent aujourd’hui. Les relations entre les papes et les chefs d’État, c’est-à-dire entre les pouvoirs religieux et temporels, en sont un parfait exemple. Elles nous ont conduits à nous interroger sur la primauté pontificale. Ces sujets soulèvent encore de nombreux problèmes de nos jours. Les esprits les plus sereins et lucides n’ignorent pas non plus qu’ils sont aussi au centre de nombreuses attaques contre notre foi, attaques contre lesquelles nous luttons à notre façon.
Qui
peut alors vraiment croire que ces sujets sont sans importance dans notre
société et pour les Chrétiens ? Comment pouvons-nous comprendre ce que
nous vivons aujourd’hui sans interroger notre passé ? La perte de valeurs
que nous constatons cruellement de nos jours ne s’explique-t-elle pas par un
abandon de notre histoire et de notre culture au profit d’une immédiateté
tyrannique et d’idéologies perverses ? Un homme sans racine est un
individu sans avenir, objet de toutes les manipulations et les mensonges. Il
est livré à la merci des médias et des réseaux sociaux, objet de toutes les
agitations du moment. Un chrétien ne peut être cet homme. C’est un homme qui
veut être libre d’aimer Dieu. C’est un homme libre…
Notre
étude nous paraît aussi utile pour comprendre la crise qui secoue si
durablement l’Église. Les réactions que provoque le pape François soulèvent de
manière brûlante la question de la primauté pontificale et des limites de son
pouvoir. Les différents mouvements sédévacantistes, certes très minoritaires,
ne peuvent être ignorés. Ils ne nous rendent pas non plus indifférents. Cette
crise nous conduit encore inévitablement à la primauté pontificale.
Le
« gallicanisme » est
sans-doute un des sujets qui portent en lui de nombreuses questions. Il peut
donc également nous fournir des d’éléments de réponses. Si nous voulons
poursuivre notre étude sur la primauté pontificale, le sujet ne peut être délaissé.
Après avoir cherché brièvement à le définir dans l’article précédent, de
manière bien insuffisante il est vrai, il s’agit désormais de le comprendre
au-delà des mots et pour cela de l’atteindre dans ses origines…
Quelques
hypothèses concernent les origines du gallicanisme
Pour
certains historiens, le « gallicanisme »
existe depuis la présence de l’Église gallo-romaine, c’est-à-dire depuis le Ve
siècle. Telle est la thèse défendue notamment par Bossue (1627-1704). Il y aurait eu une
Église gallo-romaine sans lien de subordination avec Rome. « Les Églises locales [de Gaule] restaient
attachées à Rome comme à une mère ou du moins comme à une sœur aînée. »[2] Le
« gallicanisme » serait
donc inhérent à l’Église depuis ses débuts en Gaule. Les origines dépassent
même les frontières de la Gaule puisque les gallicans prennent souvent
l’exemple de Saint Cyprien de Carthage. Comme eux, il aurait défendu la
souveraineté de chaque évêque dans son Église contre Rome. Le « gallicanisme » plongerait donc ses
racines jusqu’aux Pères de l’Église.
Ces
deux hypothèses sont-elles acceptables ? Comme nous l’avons déjà précisé
dans l’article précédent, nous ne pouvons pas réduire le « gallicanisme » à une attitude défensive
contre l’autorité du pape. Il est vrai que son opposition à la papauté pour
défendre les particularités de l’Église gallicane contre toute ingérence pontificale
est une de ses caractéristiques mais faut-il le confondre avec toutes les oppositions
à l’égard de la primauté pontificale ? Nous verrons alors le « gallicanisme » en Orient, en
Afrique, et dans d’autres États européens. Comme nous l’avons déjà évoqué dans
notre article précédent, le « gallicanisme »
n’est pas « un cas particulier d’un
antiromanisme »[3] restreint
à la France.
Enfin,
la politique que mène Charlemagne peut-elle être comparée au « gallicanisme » ? Car,
finalement, l’empereur carolingien ne fait que suivre la politique menée avant
lui par les empereurs de l’Empire, une sorte de césaropapisme adapté aux
circonstances et à sa personnalité. Il soumet l’autorité religieuse à
l’autorité temporelle comme l’ont fait les empereurs germaniques et
byzantins, n’hésitant pas intervenir dans les affaires religieuses, y compris
dogmatiques. C’est pourquoi cette politique ne correspond pas non plus au
« gallicanisme ».
Pour
identifier les origines du « gallicanisme »,
nous ne devons pas en fait nous attacher au « gallicanisme » en lui-même. Il ne s’agit pas en fait de
chercher des attitudes ou des opinions qui semblent l’annoncer. Une telle
recherche reviendrait à nous attacher à des jugements et à des interprétations,
souvent source d’erreurs. Le « gallicanisme »
est si complexe et englobant que nous risquons de nous égarer dans
l’anachronisme. Il nous faut donc trouver des faits irrévocables permettant d’y
voir officiellement non le « gallicanisme »
en tant que tel mais plutôt son objet, c’est-à-dire la défense de l’Église
gallicane et de ses libertés. Cela revient à nous interroger sur ce que sont
les libertés gallicanes …
La
défense des libertés gallicanes
En
1407, des ordonnances royales proclament les « libertés » de l’Église gallicane. Selon Mgr Victor Martin, ce
serait bien « l'acte de naissance
officiel du gallicanisme... Le roi et le clergé s'unissent pour doter la France
d'une réforme qu'ils veulent perpétuelle et ils le font au nom d'une doctrine
canonique aussi nette que nouvelle, dont la pierre angulaire consiste en une
notion rectifiée des « libertés gallicanes». Désormais l'arme existe qui
permettra de s'opposer au pape, tout en affectant d'être aussi respectueux que
lui et même beaucoup plus des saintes lois de l'Église »[4]. Elles
sont publiées au moment du Grand Schisme d’Occident. Mais si la doctrine peut
paraître nouvelle, la défense des libertés gallicanes est-elle aussi
innovante ?
Quelques
années auparavant, en 1398, toujours lors du Grand Schisme d’Occident, le roi
soustrait l’Église et ses sujets à l’obédience du « pape d’Avignon », qu’il considère pourtant comme seul légitime[5]. Il
demande à ses sujets de ne plus lui obéir. Le royaume de France est placé dans
une sorte de neutralité à l’égard de la papauté. Pourtant, l’appel à la défense
des libertés gallicanes n’est point encore une innovation. En 1355, une autre
ordonnance royale porte en effet règlement pour les libertés de l’Église
gallicane. Sommes-nous arrivés aux origines du « gallicanisme » ?
Le
problème reste encore entier. Car que sont les libertés de l’Église gallicane ?
Sont-ils les « canons des Pères »
que défendent déjà le concile de Chelles au Xe siècle ? Quels canons ?
Guillaume de Nogaret [6] nous
apporte une réponse sans-doute décisive. Pour justifier la politique du roi Philippe
le Bel dans les affaires ecclésiastiques de son royaume, il fait appel
au serment qu’il a prêté au jour de son sacre[7].
Effectivement, le jour où il se fait sacrer, le roi s’engage à défendre les
« prérogatives canoniques »…
Le
serment du sacre du roi : le roi, défenseur de l’Église
Au
jour de son sacre, le roi de France doit prêter serment devant l’archevêque de
Reims. Écoutons-le. « Je vous promets
et octroie, que à chacun de vous, et aux Églises à vous commises, je garderai
le privilège canonique, loi et justice due : et de mon pouvoir, Dieu
aidant, vous défendrai, comme un Roi est tenu en droit en son Royaume à chacun
Évêque et à l’Église à lui commise. »[8]
Le
serment du sacre du roi de France est ancien. Un premier serment aurait été
composé sous le règne de Louis le Bègue (846-879) selon Mgr Victor Martin. Comme
nous l’avons vu dans un de nos articles, Hincmar en serait plutôt l’auteur[9]. Il
l’aurait introduit en 869.
Par ce serment, le roi promet de protéger l’Église dans ses personnes et ses biens, puis à faire régner la paix, la justice et à faire preuve de miséricorde. En 1059, Philippe Ier aurait complété le serment par une nouvelle promesse, celle de maintenir les lois. En 1215, après le IVe concile de Latran, le roi promet de combattre les hérésies selon son pouvoir. Enfin, sous Philippe le Bel, la défense des « prérogatives canoniques » est rajoutée.
Mais
le serment reste silencieux sur les libertés gallicanes. Certes, il traite de
la défense des « privilèges
canoniques » mais sans les définir. Sommes-nous encore dans une
impasse ? Il faut en fait revenir aux premiers serments, au IXe siècle,
quand ils ont été élaborés. En effet, le serment contenait une référence à un
capitulaire de Quierzy-sur-Oise. Revenons donc à ce texte...
Le
capitulaire de Quierzy-sur-Oise
Miniature. Charles le Chauve béni par Dieu. Codex aureus. Bibliothèque de Munich |
Ce
capitulaire ou édit est célèbre pour les historiens. Ils le considèrent en
effet comme la charte constitutive de la féodalité puisqu’il institue l’hérédité
des charges et des fiefs. L’article 9 du capitulaire stipule qu’en cas
de décès d’un détenteur d’une charge publique, nul n’aura le pouvoir d’établir
un successeur avant le retour du roi mais il réserve les droits du fils du
défunt auquel il donnera la priorité. Il est aussi précisé que l’évêque
assistera le fils du comte défunt dans la gestion du comté. Les évêchés vacants
seront soumis à un conseil de gestion en attendant son retour. Or Charles le
Chauve meurt lors de son expédition. Les mesures de circonstance deviennent
alors la règle de principe. C’est ainsi que les historiens voient dans le
capitulaire l’abandon de la puissance des rois carolingiens au profit des
seigneurs féodaux.
Le
capitulaire contient d’autres articles intéressants, notamment le premier. « L’empereur prend des mesures relativement au
respect et aux honneurs dus à Dieu et aux saintes Églises que Dieu a confiées à
son pouvoir et à sa garde. Il veillera à ce qu’elles jouissent de ce respect,
de ces honneurs, comme au temps de feu son père de bienheureuse mémoire, à ce
qu’elles acquièrent de nouveaux biens, à ce qu’elles conservent intégralement
ceux qu’il leur a lui-même généreusement accordés. »[10] L’article
rajoute ensuite que « les prêtres et
les serviteurs de Dieu garderont tous leurs droits et les privilèges qui leur
sont dus, selon la sainte autorité des canons ». L’article contient
une dernière promesse : « ils
recevront enfin du prince et des grands, de tous les détenteurs du pouvoir
public, l’aide nécessaire et suffisante pour remplir dignement leur saint
ministère. L’empereur ordonne que son fils leur garantisse à son tour les mêmes
avantages avec l’aide de Dieu. »
Le capitulaire présente donc trois
biens à défendre :
- les faveurs et immunités accordées par la royauté aux
églises;
- la législation canonique ;
- les moyens de survivance pour le clergé.
Est-ce là les libertés gallicanes ?
La
définition de Mgr Victor Morin, grand historien du gallicanisme, semble en
effet nous donner raison. Les « prérogatives
canoniques » seraient « l’ensemble
des faveurs et immunités accordés aux églises par la royauté et, en outre, le
droit pour le clergé de vivre conformément à sa tradition, c’est-à-dire de
suivre la discipline des canons conciliaires. »[11]
Immunités
fiscales
Concile de Paris (577) |
Le
clergé contribue en effet volontairement au paiement des impôts et parfois
au-delà. Sur demande du roi, il lui accorde des subsides qui, d’abord
exceptionnels, deviennent communes au XIIe siècle. Mais, soulignons bien, les
évêques consentent à ces levées d’impôts sur demande du roi. La situation est
différente avec la papauté qui leur impose des taxes. Certes les sollicitations
du roi peuvent être fortes et finalement suffisamment pressantes pour calmer
les protestations et les ardeurs de certains évêques récalcitrants, par
ailleurs peu nombreux, mais les formes sont respectées. Or, les collecteurs
pontificaux n’ont point cette pédagogie. Soit les clercs payent, soit ils sont
excommuniés !
Législation canonique
La législation canonique comprend les décrets des conciles régionaux ou provinciaux, non seulement ceux convoqués par un métropolitain mais aussi par l'empereur carolingien ou les rois carolingiens. Elle ne contient pas que des canons tirés des
conciles francs. Dans une lettre qu’il adresse au pape Jean VIII, Charles le
Chauve en appelle aussi à un concile de Carthage, au concile de Sardique et au
concile de Nicée pour s’opposer à une de ses décisions.
Conclusions
Le
serment nous donne une autre leçon aussi importante. Le déroulement du sacre
nous montre en effet que le roi tire une partie de sa légitimité dans ses
devoirs de protecteur de l’Église. Car sans serment, il n’y a point de roi. Il
n’est en effet reconnu et acclamé comme tel qu’après sa promesse solennelle
faite sur les Saintes Écritures. Assuré du soutien du roi, l’Église peut alors
lui conférer l’onction sans laquelle il ne peut régner. Puis, la situation semble véritablement changer
à partir du roi Henri IV. Le serment ne porte plus que sur le respect des lois
fondamentales du royaume. La promesse à l’archevêque de Reims existe toujours
mais ne semble plus apparaître comme un serment sacré. Le « gallicanisme » a-t-il alors changé
de nature ?
Notes et références
[1] Par exemple Conférence sur l'Église gallicane par Guillaume Bernard et Jean Barbey, mardi 26 février 2019, ICES, amphi Pascal, La Roche sur Yon, Le Conseil d'État et le gallicanisme : une contribution à l'histoire du droit administratif, Nicolas Sild, 19 juin 2017 au conseil d'Etat,
[1] Par exemple Conférence sur l'Église gallicane par Guillaume Bernard et Jean Barbey, mardi 26 février 2019, ICES, amphi Pascal, La Roche sur Yon, Le Conseil d'État et le gallicanisme : une contribution à l'histoire du droit administratif, Nicolas Sild, 19 juin 2017 au conseil d'Etat,
[2] M. Hanoteaux, Recueil
des Instructions données à nos ambassadeurs à Rome, I.
[3] Dictionnaire du christianisme,
article « Gallicanisme »,
Jean Delumeau, Encyclopédia Universalis, Albin Michel, 2000.
[4] Victor Martin, Les
origines du gallicanisme, tome I, Paris, 1939.
[5] Voir Émeraude, septembre 2018, article « Le Grand Schisme, la fin, victoire de la voie conciliaire. »
[6] Voir Émeraude, juillet 2018, article « Boniface VIII et Philippe Le Bel, des démêlés révélateurs »
[7] Voir Histoire
du différend d’entre le pape Boniface VIII et Philippes le Bel, P.
Dupuy, dans Le Privilegium Canonicum dans le sacre des rois de France,
Victor Martin, Revue des sciences religieuses, tome 17, fascicule 1, 1937,
http://www/persee.fr.
[8] Cérémonial du sacre des rois de
France, salve-regina.com, article lu le 17 février 2019.
[9] Voir Émeraude, juin 2018, article « Dictatus Papae (XIe siècle), l'affirmation de principes anciens : la suprématie du pape sur les princes (IXe-Xe siècle) ».
[10] Voir Le capitulaire de
Kiersy-sur-Oise (877, Étude sur l’état et le régime politique de la société
carolingienne à la fin du IXe siècle, d’après la législation de Charles
le Chauve, Émile Bourgeois, Hachette, 1885, gallica.bnf.fr.
[11] Victor Martin, Le «
privilegium canonicum » dans le sacre des rois de France, dans Revue
des Sciences Religieuses, tome 17, fascicule 1,
1937, www.persee.fr.
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