dimanche 22 décembre 2024

Le Sillon, l'histoire d'un mouvement séduisant mais funeste

À fin du XIXe siècle, les encycliques de Léon XIII Rerum Novarum (15 avril 1891), et Au milieu des sollicitudes (16 février 1892) inspirent de nombreuses œuvres d’apostolat. La première définit la doctrine sociale de l’Église et exhorte les catholiques à se préoccuper des ouvriers tandis que la seconde invite les catholiques à se « rallier » à la République et à convertir la législation. Parmi ces nouvelles fondations, l’une se démarque : le Sillon.

D’abord, conçue comme une revue mensuelle, le Sillon devient un véritable mouvement qui tente de réconcilier le christianisme avec le monde moderne, en particulier avec le monde ouvrier. En 1904, elle reçoit l’encouragement du pape Saint Pie X. Celui-ci se réjouit du bien que font ses membres par leur apostolat fécond et les exhorte à poursuivre leur œuvre sans se laisser décourager par les critiques et leur faible effectif. Mais, six ans plus tard, en 1910, le même pape condamne publiquement le Sillon. Comment est-il possible d’arriver à ce retournement de situation ? Est-ce l’œuvre d’une action concertée de ses adversaires, notamment d’évêques français, qui, dès le commencement, se sont opposés à ce mouvement trop original et audacieux, porteur d’« un modernisme social » ? Ou s’explique-t-elle « par la force du groupe intégriste à Paris […], à Rome »[1], qui refusent toute conciliation avec le monde moderne ? Ou encore un signe manifeste de l’incapacité de l’Église de s’adapter au monde moderne ? Pourtant, Saint Pie X n’a pas cessé d’encourager les grandes initiatives sociales du début du XXe siècle, comme le syndicalisme chrétien. Comment pouvons-nous alors comprendre la condamnation du Sillon, œuvre reconnue d’inspirations sociale ? Notre étude revient sur cette histoire qui porte en elle de profondes leçons apologétiques et un éclairage sur les erreurs actuelles…

La création du Sillon …

L’histoire commence au collège Stanislas de Paris. Plusieurs camarades se réunissent dans sa crypte pour parler de l’avenir du christianisme et traiter les grands problèmes qui se posent à l’Église. Ils se proposent de réconcilier l’Église, la République, le peuple, et de préparer progressivement une démocratie chrétienne. Croyants authentiques, ils sont aussi résolus à faire pénétrer la foi dans les milieux indifférents et hostiles. Deux d’entre eux, Paul Renaudin (1873-1964) et Augustin Léger (1874-1968) fondent en 1894 une revue mensuelle essentiellement littéraire et philosophique ; intitulé Le Sillon. Ils sont rejoints par Marc Sangnier (1873-1950) et par d’autres jeunes catholiques.

À partir de la revue, se mettent en place d’autres publications régionales. Elles donnent aussi naissance, à partir de 1899, à des cercles d’études sociales dans toute la France et même à l’étranger. Ils servent à discuter et à étudier des questions d’ordre social et économique comme l’action syndicale, le contrat de travail, la crise agricole, … mais aussi des questions religieuses, scientifiques ... Il est aussi un lieu d’apostolat.

Les cercles d’études sociales ne sont pas une nouveauté. Depuis 1871, des chrétiens s’organisent pour répondre aux problèmes sociaux de leur temps. Mais, ces initiatives sont dispersées, sans véritable direction. Marc Sangnier réussit à les regrouper, à les coordonner, à les orienter vers un même objectif. Par son charisme et ses dons d’orateur, il devient le chef d’un véritable mouvement.

Jusqu’à son apogée…

En 1902, se réunit à Paris le premier congrès national des cercle d’études sociales de France, représentant trois cents cercles. Des jeunes ouvriers et des étudiants rejoignent les cercles d’étude. En 1901, se crée le premier institut populaire à Paris, comprenant des conférences, des cours, des lectures commentées, concerts ... Se constitue aussi une jeune garde dotée d’un uniforme. Marc Sangnier multiplie ainsi les initiatives à Paris et en province. D’autres organisations s’inspirant du Sillon s’organisent aussi en province et s’agrègent à la maison mère « comme les membres d’un être vivant »[2].

Appuyés par des congrégations religieuses comme les marianistes et les oratoriens, le Sillon ne cesse ainsi de s’étendre pour devenir un véritable mouvement dont le but est « d’organiser et de grouper toutes les énergies et toutes les bonnes volontés des catholiques et des amis de la liberté »[3]. La revue Le Sillon assure alors le lien entre les membres des cercles et initiatives, « à la foi comme un organe d’action et une revue d’idées »[4]. Elle contient des articles sur l’action intellectuelle des catholiques et sur celle de leurs adversaires, des chroniques sociales, des contes, des nouvelles...

Le Sillon cherche à appliquer les principes définis par l’encyclique Rerum Novarum. Les milieux ecclésiastiques sont alors plutôt très favorables à ce mouvement qui semble s’inspirer du texte pontifical. Marc Sangnier reçoit la croix de chevalier de Saint-Grégoire-le-Grand de la main d’un nonce apostolique. Saint Pie X reçoit en audience personnel les pèlerins du Sillon, les bénit et les encourage. Le mouvement atteint son apogée.

Ce qu’est le Sillon…

Le Sillon se veut différent des autres mouvements catholiques, avec lesquels Marc Sangnier est par ailleurs intransigeant, ce qui provoque des frictions, notamment avec l’association catholique de la jeunesse française. Il ne prétend pas être un mouvement religieux ni vouloir réveiller les chrétiens assoupis. Il n’est pas non plus lié à la hiérarchique ecclésiastique. Il en est fondamentalement indépendant de toute autorité religieuse.

Le Sillon est porté vers l’action et vers l’extérieur du catholicisme, c’est-à-dire vers le dialogue. Contrairement aux autres mouvements catholiques, il veut déployer son idée au-dehors du monde catholique. Si au début, il défend les intérêts des catholiques, il en vient à s’en détacher. À l’origine, Marc Sangnier était surtout préoccupé de réveiller les catholiques qu’il voyait s’enliser dans une stérile nostalgie d’une époque révolue et dans une profonde hostilité à l’égard de la démocratie. Mais, progressivement, par ses actions ou plutôt par l’enchaînement de ses initiatives, il en vient à porter son regard au-delà du monde catholique. Ainsi, se détourne-t-il des intellectuels catholiques pour former une élite plus participative au monde extérieur à l’Église. Le Sillon veut forger des hommes d’action.

Le Sillon est surtout et principalement incarné dans la personne de Marc Sangnier. Certes, il est constitué de nombreuses personnalités mais celles-ci disparaissent derrière celle du chef qui impose au mouvement son idée, sa cause. Sa personnalité est dominatrice et exclusive au point qu’il est difficile, voire impossible, de distinguer le Sillon de Marc Sangnier…

L’Idée du Sillon …

Le Sillon est conduit par une idée forte, celle de la réalisation de la démocratie, d’une démocratie idéale.

Pour Marc Sangnier, la démocratie est profondément chrétienne par ses différentes vertus. Elle exige en effet des vertus de la part des citoyens tout en les transformant afin que les intérêts particuliers passent après les intérêts communs. Elle est « l’organisation sociale qui tend à porter au maximum la conscience et la responsabilité de chacun. » Elle permet alors à l’homme de se réaliser complétement selon l’exemple de Notre Seigneur Jésus-Christ. Ainsi, est-elle profondément chrétienne. Son fondement moral l’est aussi. Tout cela le conduit à exprimer deux principes : le christianisme conduit nécessairement à la démocratie, et sans l’action du christianisme, la démocratie n’est pas viable.

Pour réaliser l’idée dans la réalité, Marc Sangnier met en place des actions au gré des opportunités et des événements. Cependant, il ne cherche pas à instituer des organismes ou des structures. Pour lui, le Sillon est « prophétique ». Ainsi, il cherche à former les esprits hostiles au christianisme ou à la démocratie pour ensuite les porter à l’action. Par conséquent, il doit porter sa parole au sein du monde catholique et l’étendre au-delà, tout en nouant des relations entre les catholiques et les non-catholiques. Par le dialogue et la propagande, il veut faire propager son idée…

Cependant, le Sillon porte en lui plusieurs contradictions. Il se dit catholique mais se veut être indépendant de la hiérarchie catholique. Il fonde ses actions sur des principes catholiques tout en voulant s’ouvrir de plus en plus au monde indépendant de l’Église. Il prétend aussi être authentiquement républicain tout en refusant l’indifférence religieuse de l’État.

Le Sillon soulève de la méfiance et n’est pas sans ennemis. Il doit en effet combattre les catholiques qui rejettent la démocratie ou ses principes ainsi que les anticléricaux. Anticonformiste et dirigé par un laïc, il divise aussi la hiérarchie ecclésiastique comme le suggère déjà Saint Pie X dans sa lettre d’encouragement.

Les évolutions inquiétudes du Sillon …

Le Sillon connaît deux évolutions qui l’ont dévié de ses objectifs initiaux. Il s’engage progressivement dans la politique tout en perdant sa nature catholique.

Portée par son idée de démocratie, le mouvement s’oriente de plus en plus vers l’engagement politique comme le souligne le changement du sous-titre de la revue, le 29 février 1905. Au lieu d’être une « revue d’action sociale catholique », elle devient une « revue d’action démocratique ». En octobre de la même année, Marc Sangnier crée le bimensuel L’Éveil démocratique, devenu hebdomadaire à compter d’octobre 1906 avec un tirage de 60 000 exemplaires.

En même temps, le Sillon refuse de créer un parti catholique afin de fonder une structure ouverte à tous ceux qui ont une certaine affinité de l’esprit chrétien. Se détachant de la droite politique et de l’Action libérale populaire, il crée en 1907, lors du sixième congrès du Sillon à Orléans, le Plus Grand Sillon. Le titre est révélateur. Il s’agit désormais d’ouvrir le mouvement à un plus large public au point de ne pas se considérer comme une œuvre catholique.

Cependant, ses initiatives politiques n’obtiennent aucun résultat électoral. À deux reprises, Marc Sangnier échoue aux élections départementaux. Les catholiques ne le soutiennent pas. Néanmoins, il attire des protestants et des syndicalistes pacifiques.

Les idées sociales du Sillon évoluent aussi. Si elles ne demeurent plus la principale préoccupation du mouvement, elles tendent à s’éloigner de la doctrine catholique qu’a définie Léon XIII sur la propriété privée, les hiérarchies sociales ou sur les inégalités naturelles, se rapprochant du socialisme. Ses positions peuvent aussi surprendre. Ainsi, nous pouvons apprendre que les doctrines révolutionnaires de Danton et de Robespierre dérivent « de la substance de l’Évangile », que les démocrates doivent se réclamer « des grands ancêtres de la Révolution » ou encore que « les anarchistes russes à l’âme mystique » sont autant des témoins du Christ !

Enfin, Marc Sangnier est devenu un chef dominateur, qui rend de plus en plus impossible une collaboration confiante avec ses compagnons. C’est lui qui finalement impose les nouvelles orientations. Des collaborateurs finissent par quitter le mouvement comme Marius Gonin et son groupe la Chronique sociale ou encore l’abbé Desgranges (1874-1958).

La condamnation du Sillon

Le 25 août 1910, Saint Pie condamne publiquement et solennellement le Sillon dans une lettre qu’il adresse aux archevêques et évêques Français [5]. Après avoir rappelé les bienfaits du mouvement silloniste à ses débuts, qu’il considère comme « les beaux temps du Sillon », « imposant le respect de la religion aux milieux les moins favorables, habituant les ignorants et les impies à entendre parler de Dieu, […] pour crier hautement la foi », le pape en vient aux égarements du mouvement, à ses tendances inquiétantes.

Le Sillon présente trois grands dangers : il conduit ses membres dans une voie aussi fausse que dangereuse, soustrait nombre de séminaristes et de prêtres sinon à l’autorité, au moins à la direction et à l’influence de leurs évêques, et sème enfin la division au sein de l’Église.

« Devant les faits et les paroles », Saint Pie X est « obligé de dire que, dans son action comme dans sa doctrine, le Sillon ne donne pas satisfaction à l’Église. »

La cause de son égarement

Saint Pie X explique les déviations du Sillon par le manque de compétences des fondateurs, mêlées à un jeune enthousiasme et à une trop grande confiance en eux-mêmes. Ils n’étaient pas « suffisamment armés pour affronter les différents problèmes sociaux vers lesquels ils étaient attirés par leurs activités et leur cœur, et pour se prémunir, sur le terrain de la doctrine et de l’obéissance, contre les infiltrations libérales et protestantes. »

Le pape désigne aussi l’idéalisme comme autre cause de leurs erreurs, un idéalisme « généreux » et « vague », que portent ses chefs, qu’il juge comme des « idéalistes irréductibles » ou encore inspirés d’« un idéal condamné », d’un « idéal économique », d’un « idéal social », d’un « idéal de la dignité humaine », d’un « idéal de la nature humaine », d’un « idéal de la civilisation », d’un idéal « apparenté à celui de la révolution ».

Les raisons de la condamnation du Sillon

Le pape revient sur une des contradictions internes du Sillon. Celui-ci refuse de se lier à une autorité ecclésiastique sous prétexte d’œuvrer dans l’ordre uniquement temporel et non spirituel. Or, les chefs du Sillon enseignent et appliquent une doctrine philosophique, sociale et morale qui s’appuie une interprétation erronée de l’Évangile et d’un Christ défiguré, ce qui explique par ailleurs l’adhésion de séminaristes et de prêtres à leur mouvement. Ainsi, « les sillonistes se font illusion lorsqu’ils croient évoluer sur un terrain aux confins duquel expirent les droits du pouvoir doctrinal et directif de l’autorité ecclésiastique. »

Mais, « le mal est plus profond », nous dit Saint Pie X. Ses chefs suivent un programme « diamétralement opposé » à celui de Léon XIII. Ils « repoussent la doctrine » qu’il a rappelée « sur les principes essentiels de la société, placent l’autorité dans le peuple ou la suppriment à peu près et prennent comme idéal à réaliser le nivellement des classes. »

Saint Pie X reconnaît les efforts que mène le Sillon pour améliorer le sort de la classe ouvrière, faire régner ici-bas une meilleure justice et plus de charité « par des mouvements sociaux profonds et féconds » et pour promouvoir le progrès mais hors des lois de la constitution humaine. Leur rêve est « de changer ses bases naturelles et traditionnelles et de promettre une cité future édifiée sur d’autres principes qu’ils osent déclarer plus féconds, plus bienfaisants, que les principes sur lesquels repose la cité chrétienne actuelle. » Or, il ne s’agit pas d’inventer une nouvelle cité. « Elle a été, elle est ; c’est la civilisation chrétienne, c’est la cité catholique. Il ne s’agit que de l’instaurer et la restaurer sans cesse sur ces fondements. »

La fausse notion de la cité

Selon la doctrine du Sillon, la cité qu’il veut construire est celle de la démocratie qui doit reposer sur une double base, la liberté et l’égalité. La liberté est entendue comme autonomie humaine, sauf en matière religieuse, ce qui implique l’émancipation politique, économique et intellectuelle, et par conséquent le nivellement des conditions. Celui-ci établira parmi les hommes l’égalité, considérée comme la vraie justice humaine. L’autorité, le Sillon veut la partager ou encore la multiplier de manière à ce que chaque citoyen devienne des sortes de rois et de patrons. L’amour de l’intérêt général, tant public que professionnel, serait la force qui unirait ces différentes autorités, c’est-à-dire la fraternité. C’est bien de cet élément moral qu’émergeront les démocraties économique et politique, que rêve le Sillon. Le but de l’éducation démocratique du peuple vers lequel tend son enseignement est alors de faire naître et développer « la conscience et la responsabilité civique de chacun, d’où découlera la démocratie économique et politique, et le règne de la justice, de l’égalité et de la fraternité. »

Comme l’a condamné Léon XIII [6], le Sillon place primordialement l’autorité publique dans le peuple. S’il enseigne qu’elle descend de Dieu, il la place d’abord dans le peuple avant de la faire résider dans les cieux, cherchant ainsi à concilier la doctrine chrétienne avec la leur. En basant la société sur l’égalité entre les citoyens de manière à ne plus avoir ni maître ni serviteur, considérant l’obéissance comme un attentat à la liberté ou une atteinte à la dignité humaine, le Sillon détruit toute autorité et finalement le fondement même de la société. « Pour lui, toute inégalité de condition est une injustice ou, au moins, une moindre justice ! Principe souverainement contraire à la nature des choses, générateur de jalousie et d’injustice et subversif de tout ordre social. Ainsi la démocratie seule inaugurera le règne de la parfaite justice ! »

Le Sillon remet ainsi en cause les autres formes de gouvernement qu’il considère comme incompatible à la justice, contrairement à ce qu’a enseigné Léon XIII, qui refuse de voir dans un des régimes politique une supériorité ou un privilège quelconque. La démocratie est, pour le Sillon, la plus favorable à l’Église au point de la confondre avec elle.

Le Sillon enseigne aussi que la fraternité repose sur l’amour des intérêts communs, et par-delà les philosophies et les religions, ce qui implique une égale tolérance à leur égard. Or, la doctrine catholique enseigne que le premier devoir de la charité n’est pas dans la tolérance des convictions erronées, qu’elles que soient leur sincérité, ni dans l’indifférence théorique ou pratique pour l’erreur ou le vice mais dans le zèle pour leur amélioration intellectuelle et morale ainsi pour leur bien-être matériel. Cette même doctrine enseigne que la charité repose dans l’amour de Dieu. « Il n’y a pas de vraie fraternité en dehors de la charité chrétienne. » En se fondant sur une mauvaise notion de charité, la démocratie représente un danger pour la civilisation.

Enfin, le Sillon s’égare dans une mauvaise notion de la dignité humaine. Selon sa doctrine, celle-ci consisterait à acquérir « une conscience éclairée, forte, indépendante, autonome, pouvant se passer de maître, ne s’obéissant qu’à lui-même et capable d’assumer et de porter sans forfaire les plus graves responsabilités. » Saint Pie X dénonce cette notion comme « un rêve qui entraîne l’homme, sans lumière, sans guide et sans secours, dans la voie de l’illusion », un rêve qui exalte le sentiment de l’orgueil humain, un rêve qui dévorera l’homme par l’erreur et les passions. Une telle notion impliquerait un changement de la nature humaine et offense tous ceux qui, dans le passé, ont pourtant porté la dignité humaine à son apogée, les saints comme les humbles de la terre.

Une doctrine incarnée dans la vie silloniste

La doctrine n’est pas simplement enseignée par le Sillon. Celui-ci essaye de la vivre, se regardant comme « le noyau de la citée future », dans lequel il n’y a point de hiérarchie, où l’élite s’impose par son autorité morale et par ses vertus, où chacun est, à la fois, maître et élève, y compris pour le prêtre, qui se met au niveau de ses amis comme simple camarade. Cela explique un manque de docilité, d’obéissance et de respect à l’égard de toute autorité comme le témoignent de nombreux faits qui soulèvent tristesse et indignation. Les pionniers de la civilisation future telles que se représentent les sillonistes méprisent en effet ceux qui, pour eux, ne représentent que le passé. Selon leurs propos, l’Église n’aurait pas compris les vraies notions de liberté, d’égalité et de fraternité, ou encore de la dignité humaine, et que depuis dix-neuf siècles, les autorités ecclésiastiques n’auraient pas donné au peuple le véritable bonheur, la véritable justice « parce qu’ils n’avaient pas l’idéal du Sillon ! »

Saint Pie X dénonce enfin l’impassibilité des sillonistes devant les attaques contre l’Église en raison du principe selon lequel la religion doit être au-dessus du parti alors qu’ils n’hésitent pas à professer publiquement leur foi. « Qu’est-ce à dire, sinon qu’il y a deux hommes dans le silloniste : l’individu qui est catholique ; le silloniste, l’homme d’action, qui est neutre. » Le Sillon en vient à devenir indifférent à la religion, c’est-à-dire interconfessionnel, laissant à chacun leur conviction religieuse, tant que ses membres embrassent le même idéal social, réunissant ainsi catholiques, protestants, libres penseurs, pour construire une nouvelle civilisation… Ainsi, l’erreur se mêle à la vérité, le doute à la parole, pour une action désintéressée, nourrissant finalement le scepticisme.

Le sillonisme pour le règne de l’humanité

Le pape Saint Pie X peut en conclure : le Sillon n’est plus catholique. Les sillonistes « rêvent de refondre la société par-dessus l’Église avec des ouvriers venus de toute part, de toutes religions ou sans religion, avec ou sans croyance pourvu qu’ils oublient ce qui les divisent : leurs convictions religieuses et philosophiques, et qu’ils mettent en commun ce qui les unit : un généreux idéalisme et des forces morales prises où ils peuvent. » Cette utopie n’est qu’une chimère, qu’une construction purement verbale, propre à faire rêver, une chimère dangereuse que sauront profiter les « remueurs de masses moins utopistes ».

Par leur cosmopolitisme, le Sillon ne travaille pas pour l’Église ou pour le christianisme mais pour une démocratie qui ne sera ni catholique ni chrétienne. Comme le disent ses chefs eux-mêmes, le sillonisme est une religion qu’ils prétendent plus universelles que l’Église et qui travaille « pour l’humanité ».

Conclusions

Un idéalisme qui ne s’appuie ni sur un enseignement solide et maîtrisé ni sur les liens d’une autorité légitime et vigilante est voué à l’égarement et à la plus amère des désillusions. Il est comme un superbe navire jugé insubmersible qui met le cap sur une île lointaine et paradisiaque sans gouvernail ni carte. Si les débuts du Sillon apportaient de la satisfaction par leurs actions bénéfiques au sein de la population la plus délaissée, le mouvement s’est détourné du bon chemin pour se perdre dans l’erreur et nourrir la suspicion et la division.

En 1905, dans la Croix, Marc Sangnier définit l’objectif du Sillon : « réaliser en France la république démocratique ». Il est convaincu qu’elle ne peut qu’être chrétienne comme la position politique véritablement chrétienne est absolument démocratique, finissant par se réclamer des principes de la révolution de 1789 tout en voulant tempérer les extrémismes qui s’y sont manifestés. Ainsi, le Sillon doit s’appuyer sur toutes les bonnes volontés pour parvenir à cette démocratie, quelles que soient leurs convictions religieuses et philosophiques. Tous les hommes de bonne volonté y ont leur place, y compris l’athée et l’anticlérical. À force de vouloir concilier les contraires pour suivre un idéal, le Sillon a oublié les buts que de jeunes étudiants s’étaient fixés dans la crypte du collège Stanislas : restaurer la société chrétienne. Il en vient à porter un autre message, plus proche du socialisme que du christianisme, en toute indépendance à l’égard de la hiérarchie ecclésiastique.

C’est oublier que c’est par la conversion des hommes et des femmes qu’il est possible de refonder une société chrétienne comme en témoigne l’histoire à plusieurs reprises. La paix et la justice ne sont que les conséquences de cette conversion. Tout projet de société qui ne se fonde pas sur Notre Seigneur Jésus-Christ est vouée à l’échec. Saint Pie X ne peut donc que dénoncer les erreurs et les dangers d’un mouvement qui enseigne ce que l’Église et la foi ne peuvent admettre.

Marc Sangnier s’est soumis à la condamnation pontificale et a dissous le Sillon. Mais, si ce mouvement ne s’est plus incarné dans des revues ou des cercles d’étude, il ne s’est pas non plus arrêté. De nombreux anciens sillonistes ont continué son ouvrage, diffusant la doctrine silloniste au sein de l’Église et cherchant à concilier la république et le christianisme dans le but de construire une démocratie et instaurer une justice sociale au-dessus de la religion. Le 30 mai 1950, à la mort de Marc Sangnier, le très anticlérical Edouard Herriot, chef du Cartel des gauches, pouvait rendre hommage à cet « apôtre » et saluer cette « âme évangélique, ce cœur pur »[7].


Notes et références

[1] Le sillon, article de la Revue du Nord, tome 51, n°203, Octobre-décembre 1969, www.persée.fr, lu le 17 novembre 2024.

[2] Le Mouvement social, n°62, janvier 1968, dans Le sillon, article de la Revue du Nord.

[3] Marc Sangnier, Le Sillon, n°14, article Pourquoi ce numéro, 2 août 1902, gallica.fr.

[4] Marc Sangnier, Le Sillon, n°14, article Pourquoi ce numéro, 2 août 1902, gallica.fr.

[5] Voir Lettre aux archevêques et évêques Français Notre Charge apostolique, 25 août 1910, laportelatine.org.

[6] Voir l’encyclique Diuturnum illud relative au principat politique, Léon XIII.

[7] Le Monde, article du 3 juin 2010, Marc Sangnier : un message d’une extraordinaire actualité, par Jean-Michel Cadiot, lemonde.fr.

dimanche 24 novembre 2024

Léon XIII et le ralliement à la République, échec et désillusions ?

Nous sommes le 18 novembre 1890, à Alger. L’escadre de la Méditerranée vient de faire escale au port. En absence du gouverneur général, le cardinal Charles Lavigerie (1825-1892), primat d’Afrique, archevêque d’Alger et de Carthage, accueille, lors d’un banquet, le commandant de la flotte ainsi que son état-major en présence de l’administration et des principales autorités de la ville. Puis, à la fin des festivités, le cardinal se lève lentement et d’une parole majestueuse, il porte le toast traditionnel, un toast qui ne sera pas comme les autres, un toast qui va soulever la stupeur et marquer l’histoire d’une manière indélébile. Ses mots ont été longuement médités. Avant de les prononcer, il murmure à l’oreille d’un confident : « je vais me suicider »[1]. Le moment est en effet crucial. Il en est convaincu… « Lorsque la volonté d’un peuple s’est nettement affirmée, lorsqu’il n’y a plus, pour arracher son pays aux abîmes qui le menacent, que l’adhésion sans arrière-pensée à la forme du gouvernement, le moment vient de déclarer enfin l’épreuve faite… C’est ce que j’enseigne autour de moi : c’est ce que je souhaite de voir imiter en France par tout notre clergé, et, en partant ainsi, je suis certain de n’être démenti par aucune voix autorisée. » Le discours est aussitôt entendu comme un appel au ralliement à la République pour tous les catholiques français ...

Et moins deux ans après, le 20 février 1892, le pape Léon XIII publie l’encyclique Au milieu des sollicitudes, rédigée en français. Le Saint Père demande solennellement aux catholiques français d’« accepter les nouveaux pouvoirs » puisque cela est « réclamé, voire imposé par la nécessité du lien social qui les a faits et les maintient. »

Comment pouvons-nous entendre ces appels quand sept ans plus tôt, le 1er novembre 1885, le même pape publie l’encyclique Immortale Dei pour rejeter clairement et fermement les libertés modernes qui constituent les fondements même du nouveau régime comme il les a condamnées depuis son accession au trône pontificale [2] ? Avant de revenir sur l’appel au ralliement de Léon XIII, nous allons d’abord revenir sur le contexte…

L’avènement de la IIIe République…

Après la capitulation de l’empereur Napoléon III, la République française est proclamée le 4 septembre 1870. Des élections sont mises en place pour constituer la nouvelle Assemblée nationale. Elles sont remportées par les monarchistes mais ceux-ci ne parviennent pas à restaurer la monarchie en raison de la profonde division entre légitimistes et orléanistes. En février 1871, Adolphe Tiers (1797-1877) est finalement nommé chef du pouvoir exécutif pour qu’il fasse la paix et relève le pays. La question du régime n’est plus à l’ordre du jour.

Cependant, comme les monarchistes ne parviennent pas à restaurer la monarchie en dépit de leur majorité au parlement, Thiers s’oriente vers la République. Par ailleurs, au cours des différentes élections, les partis républicains ne cessent de croître. En mai 1873, Tiers finit par être écarté au profit du maréchal Mac-Mahon. À la tête d’un gouvernement d’ordre moral, Mac Mahon est chargé de préparer la restauration de la monarchie. Mais ayant échoué dans sa mission, faute d’unité entre les légitimistes et les orléanistes, il ne peut que mettre en place un régime républicain. En 1879, les républicains gagnent les élections sénatoriales et obtiennent la majorité au Sénat. Mac Mahon démissionne. Les grands électeurs se réunissent et élisent un nouveau président, Jules Grévy (1807-1891), un des chefs de file des républicains.

En dépit de l’instabilité ministérielle qui caractérise le nouveau régime, une même politique est menée, une politique orientée vers l’anticléricalisme. La première lutte porte sur l’enseignement scolaire : expulsion de la Compagnie de Jésus, décrets anti congréganistes, laïcisation du personnel de l’enseignement, suppression des facultés de théologie. Le divorce est rétabli. Le budget des cultes est réduit. C’est le début d’une véritable persécution.

Sous le régime concordaire…

En ce temps, les catholiques français vivent sous le concordat de 1801, qui établit les relations entre l’Église et l’État, ainsi que leur mutuelle reconnaissance. Le catholicisme n’est plus la religion officielle de la France mais de la très grande majorité des Français. L’Église retrouve sa liberté de s’organiser, de prêcher et d’enseigner. Le culte redevient public tant qu’il ne contrevint pas à la tranquillité publique. Il rémunère le clergé, aide financièrement à l’entretien et à la création d’édifices cultuelles. L’État reconnaît aussi les différentes communautés religieuses. Si le chef de l’État nomme les archevêques et évêques, le pape confère l’institution ecclésiastique, ce qui lui permet de refuser des candidats sans justification.

Depuis 1801, et malgré des tentatives de l’améliorer en faveur de l’Église, il s’est maintenu jusqu’à la loi de séparation de l’Église et de l’État en 1905 [3].

Le XIXe siècle, un catholicisme renaissant et opposés à la République…

Le XIXe siècle est marqué par le redressement du catholicisme en France. La Révolution de 1789 avait détruit ses couvents, ses écoles, ses universités, ses corporations sans oublier tout le patrimoine du clergé et ses œuvres de charité. En 1875, l’Église a reconstruit un par un ses institutions en dépit des obstacles qu’elle a rencontrés. À la fin du siècle, elle compte près de 200 000 religieux, trois fois plus que ceux qui ont été chassés par les révolutionnaires. L’Église a aussi reconquis une partie des élites qui l’avaient désertée à la fin du XVIIIe siècle, autrefois plutôt incrédules et déistes, mais ne parvient pas à toucher les ouvriers qui ont démesurément grandi au cours du XIXe siècle en dehors d’elle. Notons enfin l’œuvre missionnaire à laquelle participent les catholiques français sans oublier la renaissance d’œuvres spirituelles et la floraison de nouvelles saintetés. Finalement, à l’avènement de la IIIe République, le catholicisme français apparaît fécond, vigoureux et plein de richesse.


Pourtant, contrairement aux autres pays européens, les catholiques ne représentent pas un parti et ne représentent pas une force politique au sein du parlement des différents régimes qui se sont succédés. Si des personnalités politiques ont tenté de créer un parti catholique sous le roi Louis-Philippe, elles ont toutes échoué. Rares sont les personnalités politiques catholiques qui ont fait carrière. Est-ce par scrupule à mêler la religion aux disputes temporelles ou à la compromettre à un politique ? Ou est-ce en raison des divisions des catholiques ? Le parlement est plutôt dominé par les partis royalistes, légitimistes ou orléanistes, conservateurs, libéraux, ou conservateurs, qui utilisent à leur profit leurs suffrages et leurs générosités.

La majorité des catholiques reste attachée à l’ancien Régime. Les grandes œuvres civilisationnelles que l’Église a érigées en France sous le règne des rois et la folie révolutionnaire aussi rapide que dévastatrice demeurent encore bien présentes en eux. Les sanglantes journées de la révolution de Juillet ou encore la Commune sanguinaire ne peuvent encore que les éloigner d’un républicanisme fondamentalement antichrétien. Et les personnalités républicaines se présentent encore comme des adversaires de l’Église. Les réformes qu’elles mettent en place au début de la IIIe République illustrent une politique anticléricale qui fait revivre les souvenirs encore vivaces de la persécution religieuse. Opposés à la « gueuse », les catholiques sont alors naturellement attachés aux partis royalistes au risque de confondre les deux causes

Léon XIII : la nécessaire entente entre les pouvoirs politiques et religieux

Progressivement, Léon XIII cherche à apaiser les relations entre les pouvoirs politiques et les catholiques en France, tout en étant conscient du drame que vivent les fidèles. Dans un contexte particulièrement difficile, il rappelle l’enseignement de l’Église sur les relations entre l’Église et le pouvoir politique, et les exhorte à s’unir pour les intérêts de l’Église.

Dans l’encyclique Nobilissima gallorum gens, le pape Léon XIII revient sur « les calamités enfantées, pour le malheur de la religion et de l’État »[4], sur le fléau qui s’est déchaîné sur la France, sur les opinions nouvelles qui ont empoisonné l’esprit humain, sur les philosophies qui ont développé l’amour d’une liberté sans règle. Des hommes « enrôlés dans des sociétés criminelles » travaillent pour « écraser le nom chrétien. »

Léon XIII rappelle que les deux pouvoirs, politique et religieux, doivent travailler ensemble, chacun dans sa sphère de responsabilité, dans une entente réciproque. « Si des deux côtés, on se rend de mutuels services, des deux côtés aussi on recueille le bénéfice de cette entente réciproque. » Ainsi, « c’est commettre une capitale imprudence que de semer les germes de discorde entre les deux pouvoirs et de mettre obstacle à la bienfaisante action de l’Église. »

Or, Léon XIII constate avec anxiété que la France s’éloigne de nouveau de l’Église et que la paix religieuse est de nouveau menacée. Il est intervenu à maintes reprises pour déplorer les entreprises nuisibles au salut des âmes et lésant les droits de l’Église. Pour s’opposer aux œuvres de ses ennemis, il exhorte les catholiques à s’unir, à éviter tout dissentiment, à oublier ses sentiments et jugements particuliers pour travailler au profit du bien commun. Il les exhorte aussi à obéir à leurs évêques, « car, dans les combats pour la religion, ils sont les chefs qu’il faut suivre », « à réparer par un grand esprit de foi et de piété ces égarements de l’esprit et de l’action, et d’attester publiquement qu’ils n’ont rien plus à cœur que la gloire de Dieu, rien de plus cher que la religion de leurs ancêtres. »

Son encyclique s’achève par un appel. Léon XIII demande aux catholiques « de fortifier et de resserrer les liens de la salutaire union qui existe entre la France et le Siège apostolique, union qui, en tous les temps a été pour l’une et l’autre la source d’avantages nombreux et considérables. »

Léon XIII : appel à l’engagement politique pour le bien de l’Église et de la société

Dans l’encyclique Immortale Dei, Léon XIII revient de nouveau sur les principes des deux pouvoirs et de leur nécessaire entente pour le bien et le salut des âmes. Il définit avec clarté les responsabilités de chacun et leur ordonnancement. « Une fois reconnu et accepté, il en résulte clairement que c’est un devoir de justice de respecter la majesté des princes, d’être soumis avec une constante fidélité à la puissance politique, d’éviter les séditions et d’observer religieusement la constitution de l’État. »[5] Pourtant, de nouveau, Léon XIII souligne les desseins des adversaires de l’Église qui veulent « frapper au cœur les institutions chrétiennes, réduire à rien la liberté de l’Église catholique et à néant ses autres droits. » Il s’oppose aussi aux idées révolutionnaires et aux libertés modernes.

Que faire alors ? Léon XIII distingue la théorie de la pratique. Si, en théorie, les catholiques doivent rester fidèles à l’enseignement de l’Église, à désapprouver les libertés modernes, en pratique, ils doivent rester exemplaires dans leur devoir et leurs vertus tout en participant aux affaires publiques afin d’agir pour le bien de la société et de la religion, et pour éviter que « les rênes du gouvernement » passent aux mains de leurs adversaires et aient tout pouvoir pour nuire à l’Église. Ils doivent le faire, « non pour approuver ce qu’il peut y avoir de blâmable présentement dans les institutions publiques, mais pour tirer de ces institutions mêmes, autant que faire se peut, le bien public sincère et vrai, en se proposant d’infuser dans toutes les veines de l’État, comme une sève et un sang réparateur, la vertu et l’influence de la religion catholique. » Ainsi, tout en restant fidèles à l’Église, ils doivent se servir « des institutions publiques, autant qu’ils le pourront faire en conscience ; qu’ils prennent à tâche de ramener toute constitution publique à cette forme chrétienne que Nous avons proposé pour modèle. »

Léon XIII exhorte donc les fidèles à s’unir et ne point se perdre dans les dissensions intestines ou dans des querelles de partie. Chacun doit plutôt poursuivre le bien commun et de sauver les grands intérêts de la religion et de la société, d’aider l’Église à conserver et à protéger la doctrine chrétienne.

Léon XIII : servir l’Église sans vouloir la lier à un parti ou à un régime

Dans l’encyclique Sapientiae christianae, Léon XIII rappelle aux catholiques qu’« il n’est pas de meilleur citoyen, soit en paix, soit en guerre, que le chrétien fidèle à son devoir ; mais ce chrétien doit être prêt à tout souffrir, même la mort, plutôt que déserter la cause de Dieu et l’Église. »[6] Le chrétien doit en effet à la fois rester fidèle au pouvoir publique et à l’Église mais tout en respectant la hiérarchie des devoirs. Lorsque l’État s’oppose à l’Église, il n’est pas possible d’aimer tous les deux simultanément comme il n’est pas possible de servir deux maîtres opposés. Le chrétien ne doit pas hésiter à mieux obéir à Dieu qu’à l’homme. « Ce serait un crime, en effet, de vouloir se soustraire à l’obéissance due à Dieu pour plaire aux hommes, d’enfreindre les lois de Jésus-Christ pour obéir aux magistrats, de méconnaître les droits de l’Église sous prétexte de respecter les droits de l’ordre civil. »[10] Ainsi, peut-il obéir aux lois par devoir d’obéissance à l’égard de l’autorité légitime tant qu’elles ne sont pas en contradictions avec la loi divine.

Revenant sur les périmètres de responsabilité des deux autorités, celle de l’État et de l’Église, ayant chacune une souveraineté propre, Léon XIII rappelle que l’Église étant « non seulement une société parfaite en elle-même, mais une société supérieure à toute société humaine, elle refuse résolument de droit et par devoir à s’asservir aux partis et à se plier aux exigences muables de la politique. » Ainsi, « elle estime un devoir de rester indifférente quant aux diverses formes de gouvernement et aux institutions civiles des États chrétiens, et, entre les divers systèmes de gouvernement, elle approuve tous ceux qui respectent la religion et la discipline chrétienne des mœurs. »[38] Ainsi, toujours selon Léon XIII, « vouloir engager l’Église dans ces querelles de partis, et prétendre se servir de son appui pour triompher plus aisément de ses adversaires, c’est abuser discrètement de la religion. » Et, dans la politique, le principe premier est de porter secours à la religion. Tout dissentiment entre les catholiques doit alors cesser pour qu’unis, ils soient plus efficaces, surtout quand le christianisme est combattu. 

Léon XIII demande ainsi clairement aux catholiques de participer à la vie de la République afin d’agir en son sein pour l’intérêt de l’Église et de la société, c’est-à-dire pour le salut des âmes. En outre, ils doivent demeurer fidèles à l’autorité légitime tant que ses lois ne désobéissances pas à l’autorité de l’Église. Ils doivent aussi être prudent à ne pas lier la cause de l’Église à celle des partis qui veulent l’utiliser comme auxiliaire pour vaincre leurs adversaires ou l’assujettir à un régime particulier puisque l’Église reconnaît toute forme de gouvernement tant que celui-ci la respecte et respecte ses lois. Leur fidélité à l’égard de l’Église dépasse aussi celle qu’ils peuvent avoir à l’égard d’un régime ou d’un parti. Léon XIII les exhorte à hiérarchiser leur devoir comme tout bon chrétien. Cette exigence ou cette prudence est très utile en un temps de périls et de confusion.

Le choc du toast du cardinal Lavigerie

Quand il se lève pour porter le toast traditionnel, le cardinal Lavigerie suit donc la pensée politique de Léon XIII. Il invite les catholiques à accepter le régime légitime, à cesser d’attendre une restauration monarchique de plus en plus improbable. Comme il le déclare, il est certain « de ne pas être démentie par aucune voix autorisée », c’est-à-dire par le Souverain Pontife. Fondateur des Pères blancs, le cardinal Lavigerie est un des proches de Léon XIII, un de ses confidents. C’est le pape qui lui a demandé de prononcer un discours en faveur du ralliement catholique au gouvernement français. En fidèle serviteur de Dieu, le cardinal Lavigerie a accepté cette mission périlleuse.

Le cardinal Lavigerie se heurte rapidement à un grand nombre de fidèles, qui identifient la cause catholique à celle de la monarchie, surtout en un temps où depuis dix ans, ils s’opposent aux lois de laïcisation et de déchristianisation de la société. Son discours provoque alors un véritable tumulte en France. Nombreux sont les catholiques qui s’insurgent contre ses paroles. Des personnalités vont à Rome pour protester. Des monarchies catholiques s’insurgent contre l’intervention du cardinal dans les affaires politiques. Dans le camp adverse, on considère que ce discours « constitue un véritable acte d’adhésion à la République »[7], ou, plus méfiant, on craint une ruse des cléricaux pour s’emparer du pouvoir. Si les termes de « ralliement » et de « République » ne sont pas prononcés, tous ont bien compris le message.

Finalement, les catholiques, les royalistes, les républicains et bien d’autres attendent que le pape Léon XIII se prononce officiellement. C’est fait le 20 février 1892 par la publication en français, l’encyclique Au milieu des sollicitudes.

Au milieu des sollicitudes : un appel à lutter au sein même de la République


Dans son encyclique Au milieu des sollicitudes, Léon XIII fait d’abord un double constat, mêlant douleur et consolation. D’une part, il revient sur « le vaste complot » qui cherche à détruire le christianisme en France, où la religion de la majorité de la nation est méprisée, et sur les conséquences funestes, y compris politique, de cette persécution. D’autre part, il souligne l’attachement et le zèle du peuple français à l’égard du Saint Siège, cherchant auprès du pape lumière et conseil. Celui-ci leur a demandé de défendre la foi et leur patrie.

Léon XIII exhorte de nouveau les catholiques, mais aussi tous les Français, ceux qui ont l’âme droite, le cœur généreux, à « consacrer uniquement leurs forces à la pacification de leur patrie » et à l’aider à « la rendre stable et féconde. »

Léon XIII rappelle l’enseignement de l’Église sur le rôle primordial de la religion dans la société, comme lien social et fondement de la moralité et sur le devoir de toute société à l’égard de Dieu, ce qui implique l’obligation pour les citoyens de « s’allier pour maintenir dans la nation le sentiment religieux vrai, et pour le défendre au besoin, si jamais une école athée, en dépit des protestations de la nature et de l’histoire, s’efforçait de chasser Dieu de la société, sûre par-là d’anéantir le sens moral au fond même de la conscience humaine. » C’est pourquoi, dans une France où le christianisme est combattu, il demande à tous les catholiques français d’agir et d’éviter toute dissension, non pour « une domination politique sur l’État » comme le prétendent ses adversaires, odieuse calomnie qui n’a pour but que de leur fournir un prétexte pour violenter davantage l’Église comme l’histoire l’a montré à maintes reprises. Comme au temps des persécutions, Léon XIII demande aux catholiques de mettre au-dessous de tout la gloire de Dieu en fondant leur unique espérance sur Notre Seigneur Jésus-Christ.

Pour parvenir à « une grande union », Léon XIII exhorte les catholiques français de « mettre de côté toute préoccupation capable d’en amoindrir la force et l’efficacité », c’est-à-dire leurs « divergences politiques […] sur la conduite à tenir envers la République actuelle ». Pour cela, il expose ses principes et leurs conséquences pratiques.

L’Église indifférente à la forme de gouvernement

Toutes les formes de gouvernement, considérées en elles-mêmes, sont bonnes, pourvues qu’elles réalisent la fin pour laquelle elles ont été constituées, c’est-à-dire le bien commun, même si, de manière relative, l’une d’entre elles peut être préférable en raison du caractère et des mœurs de telle nation. Les catholiques, comme tout citoyen, sont aussi libres d’en préférer une puisque, par elle-même, aucune ne s’oppose ni à la raison ni à la doctrine chrétienne. C’est pourquoi le Saint Siège traite avec les pouvoirs politiques en faisant abstraction des formes qui les différencient, pour les grands intérêts religieux des peuples. De manière concrète, un ensemble de circonstances humaines fait surgir dans une nation ses lois traditionnelles et même fondamentales, qui déterminent telle forme particulière de gouvernement, telle base de transmission des pouvoirs suprêmes, ce qui explique leur diversité. Or, Léon XIII rappelle que « tous les individus sont tenus d’accepter ces gouvernements et de ne rien tenter pour les renverser ou pour en changer la forme » puisque toute souveraineté politique dérive de Dieu, y compris lorsque les dépositaires du pouvoir en abusent contre l’Église.

Léon XIII remarque qu’une forme de gouvernement n’est pas immuable ou définitive contrairement à celle de l’Église. Le temps fait son ouvrage. Les changements peuvent être mineurs ou remettre en cause la forme elle-même. Parfois, ils résultent d’une crise violente qui la fait disparaître, laissant la place à l’anarchie et bouleversant l’ordre établi. L’important pour une nation est alors de rétablir la paix publique, ce qui peut justifier, par « nécessité sociale », « la création et l’existence des nouveaux gouvernements, quelque forme qu’ils prennent, tout ordre public étant impossible sans gouvernement. » Si la forme du gouvernement change, le pouvoir demeure ce qu’il est en lui-même. « En d’autres termes, dans toute hypothèse, le pouvoir civil, considéré comme tel, est de Dieu et toujours de Dieu. » Par conséquent, « lorsque les nouveaux gouvernements qui représentent l’immuable pouvoir, les accepter n’est pas seulement permis, mais réclamé, voire même imposé par la nécessité du bien social qui les a faits et les maintient […] tant que les exigences du bien commun le demanderont, puisque ce bien est, après Dieu, dans la société, la loi première et dernière. »

Distinction importante entre forme de gouvernement et législation

   Expulsion des congrégation (1880)   

Cependant, subsiste une difficulté. Est-il possible d’accepter la République qui est animée de sentiments antichrétiens « consciencieusement » inacceptables pour les chrétiens ? Léon XIII distingue la forme de gouvernement et la législation comme le témoigne l’histoire. Le passé montre que sous un régime dont la forme était excellente, la législation a été détestable. Le contraire s’est aussi produit. Car « la qualité des lois dépend plus de la qualité de ses hommes [des hommes investis du pouvoir et donc qui gouvernent la nation] que de la forme du pouvoir. » Tout dépend donc des principes qui guident les législateurs.

Il est clair, et Léon XIII s’en plaint à plusieurs reprises, qu’en France, la législation est de plus en plus hostile au christianisme, ce qui pourrait aboutir « à arracher de l’esprit et du cœur des Français la religion qui les a faits si grands. » C’est pourquoi « les gens de bien doivent ‘unir comme un seul homme, pour combattre, par tous les moyens légaux et honnêtes, la législation. » L’obéissance a des limites, que ne saurait interdire le respect dû aux pouvoirs constitués. Il est ainsi interdit d’approuver des points de législation contraires à la religion et à Dieu.

Maintenir le Concordat

Léon XIII termine sa lettre par deux points portant sur le concordat alors en vigueur. Des adversaires du christianisme veulent l’abolir afin de laisser l’État libre de molester l’Église ou veulent la conserver pour profiter des concessions faites par l’Église comme moyen d’entrave à la liberté qu’il Lui accorde. Léon XIII rappelle le refus de toute séparation entre l’Église et l’État. Ce serait accepter que « l’Église soit réduite à la liberté de vivre selon le droit commun à tous les citoyens. » Tout catholique devrait donc « se garder de soutenir une telle séparation. » Si elle peut offrir des avantages, elle n’est guère adaptée à France dont la majorité de la population est catholique par tradition et par la foi. Selon les ennemis de l’Église, elle sera équivalente à une indépendance de la législation politique envers la législation religieuse, et même plus, « l’indifférence absolue du pouvoir à l’égard des intérêts de la société chrétienne, c’est-à-dire de l’Église, et la négation même de son existence. » Et en raison des activités même de l’Église qui saura utiliser les ressources laissées à ses fidèles pour prospérer, « l’État pourra et devra mettre les catholiques français hors du droit commun lui-même. » Ils deviendront hors la loi

Conscient de la solidité du régime républicain et reposant sa décision sur une pensée politique conforme à l’enseignement de l’Église, Léon XIII demande donc aux catholiques français de l’accepter afin de pouvoir, au sein même des institutions publiques, peser sur les décisions du pouvoir et combattre l’esprit antichrétien. En un mot, il les exhorte à participer au pouvoir afin de convertir la République par les moyens qu’elle leur offre.

L’échec du projet de Léon XIII

L’encyclique est-elle une réussite ? Selon l’étude d’un historien italien[8], Roberto de Mattei, le projet pastoral de Léon XIII a été un cuisant échec. Il a conduit à diviser davantage les catholiques français au profit des adversaires de l’Église et a renforcé le libéralisme religieux ainsi que le modernisme au sein d’un clergé devenu plus modéré, voire timoré face à leurs innovations. Il n’y a eu non plus aucune coalition catholique face aux partis républicains. Bien au contraire. De nouveaux partis se sont créés, ralliés ou non ralliés. L’encyclique n’a pas évité la politique anticléricale du gouvernement français avec ses lois de laïcisation jusqu’à la rupture du concordat et de la loi de séparation de l’Église et de l’État en 1905. L’ouvrage de Mattei n’est guère une nouveauté. « Généralement, les historiens s’accordent pour conclure à un certain échec immédiat de la voie politique imposée par Léon XIII aux catholiques français. »[9]

Des commentateurs voient dans le ralliement l’esprit trop visionnaire de Léon XIII qui aurait anticipé l’avènement de l’esprit du deuxième concile de Vatican. Sa politique aurait en effet été réalisée par ce concile. Léon XIII, un modernisme, un libéral ? C’est méconnaître toutes ses encycliques et ses critiques claires et profondes à l’égard de cet esprit même. Fidèle à l’enseignement de l’Église, il n’a pas cessé de dénoncer et de condamner le libéralisme religieux ainsi que les libertés modernes[10], ce qu’a approuvé le deuxième concile de Vatican.

L’échec serait-il imputable aux catholiques français et au clergé comme l’avoue Léon XIII à l’abbé Frémont dix ans plus tard ? « Le clergé français, par sa désobéissance à mon programme de 1892, me rend impuissant à le sauver. »[11] Aux élections de 1893, des mots d’ordre auraient-ils même été donnés aux catholiques pour voter contre les « ralliés », même s’il fallait leur préférer un radical franc-maçon ?! Finalement, Léon XIII ne s’était pas trompé. Certains ont confondu leur cause avec celle de l’Église. Il a eu la franchise et le courage de pointer le doigt sur ce mal…

Réactions à l’encyclique

Contrairement aux vœux de Léon XIII, l’encyclique accroit donc la division des catholiques français. Elle devient encore plus profonde. Elle s’étale aussi dans l’opinion publique.

Nombreux sont ceux qui ont obéi aux papes, non parfois sans déchirement de conscience, préférant suivre leur devoir de chrétien que leur sentiment monarchique. Le comte Albert de Mun (1841-1914), monarchiste et personnalité catholique, en est un exemple. Nous pouvons aussi cité Eugène Veuillot[12] (1818-1905), directeur associé du journal catholique L’Univers, ou encore le baron Armand de Mackau (1832-1918), homme politique et monarchiste légitimiste. Parmi ceux qui se soumettent à la décision du pape, certains préfèrent se retirer de la vie publique plutôt que de jouer le jeu des institutions républicaines. Au cardinal Richard, Charles Chesnelong (1820-1899), député et sénateur, un des chefs du parti légitimiste, explique ainsi son retrait de la vie politique : « nous nous retirons dans notre soumission, notre respect, notre impuissance et notre douleur »[13]. D’autres veulent travailler au sein de la République pour modifier la législation et supprimer les lois laïques tout en demeurant conservateurs, comme Jacques Piou (1838-1932), fondateur du premier parti catholique. Enfin, des catholiques sont en faveur d’une République sociale. Ils s’opposent au libéralisme économique et se préoccupent de la classe ouvrière. Ils formeront le mouvement démocrate-chrétien.

Dans le camp du refus, nous retrouvons des monarchistes qui rejettent catégoriquement les consignes pontificales comme René La Tour du Pin (18341924), un des acteurs du catholicisme social en France. Leur refus semble réveiller le gallicanisme. S’appuyant sur la distinction des pouvoirs, ils refusent l’intervention du pape dans le champ du politique qui ne relève pas de son périmètre de responsabilité. « Comme catholique, ils s’inclinent, avec respect, devant l’autorité infaillible du Saint-Père, en matière de foi. Comme citoyens, ils revendiquent le droit qu’ont tous les peuples de se prononcer en liberté sur toutes les questions qui intéressent l’avenir et la grandeur de leur pays. »[14] Nous retrouverons certains des adversaires du ralliement dans l’Action Française.

Le clergé est aussi divisé. Des prêtres et de nombreux séminaristes se soumettent à l’encyclique et adhèrent au mouvement démocrate chrétienne. Les catholiques libéraux y adhèrent aussi pleinement. La majorité des autorités ecclésiastiques s’y soumettent mais ne sont guère enthousiastes. Dans une déclaration publique, cinq évêques en en minimisent la portée.

Conclusions

Léon XIII distingue les principes et la pratique. S’il rejette clairement les libertés modernes en raison des erreurs qu’elles portent et de leurs conséquences dramatiques, il veut surtout que les catholiques s’unissent et utilisent les moyens qu’offre la République pour la christianiser au lieu de se déchirer et s’épuiser dans des luttes intestines pour mettre en place une monarchie de plus en plus improbable. Il rappelle que l’important ne réside pas dans la forme du régime mais dans la législation, comme l’ont témoigné les premiers chrétiens. Malgré la persécution des empereurs romains, ils sont demeurés de fidèles citoyens, obéissant aux lois de l’Empire tant qu’elles n’étaient pas contraires à la foi. En outre, par leur constance, leur zèle et leur exemplarité, ils ont christianisé l’Empire et vaincu le paganisme.

Léon XIII cherche donc avant tout à favoriser l’union des chrétiens afin qu’ils constituent une force politique capable de faire barrage aux anticléricaux. Son intention première n’est pas le ralliement à la IIIe République. Le terme même de « ralliement », qu’il n’utilise pas, fausse le débat et ravive les divisions. Le véritable combat, le seul pour le chrétien, est le salut des âmes. Pour cela, il doit défendre, en priorité, la foi et les intérêts de l’Église, quel que soit le régime politique. Or, de nombreux catholiques avaient tendance à lier deux causes, celle de la foi et de la monarchie, à confondre la fidélité à l’Église à celle du passé au point de les rendre inséparables. La cause de la monarchie était de plus en plus improbable. Fallait-il que celle de la foi le soit aussi ? Cette confusion était une aubaine pour les anticléricaux…

Cependant, son projet était-il réaliste, compte tenu de la situation et des forces en présence ? La loi de séparation de l’Église et de l’État de 1905, la progression des modernistes et du catholicisme libéral ne portent guère en faveur de la politique de Léon XIII. En France, le catholicisme français n’a jamais pu non plus constituer une force politique capable de faire évoluer la politique anticléricale des gouvernements. Par sa fermeté et sa politique sans concession, Saint Pie X a été beaucoup plus efficace. S’il fallait nécessairement rappeler l’enseignement de l’Église sur les devoirs des fidèles à l’égard de l’État et sur la hiérarchie de ses devoirs afin d’éclairer les fidèles et empêcher la confusion des causes, Léon XIII aurait dû aussi se montrer plus ferme à l’égard de l’État et aux catholiques favorables aux libertés modernes. Le fossé entre les principes et la pratique ou encore l’absence d’équilibre ne pouvaient finalement que soulever colère, découragement, et ramollissement des consciences.

L’histoire est une leçon parfois bien difficile à entendre. Peut-être, en cette fin du XIXe siècle, ce n’était pas le temps du « ralliement » mais celui de la fermeté face aux adversaires de l’Église. Il est en effet périlleux de vouloir « s’ouvrir » à un monde malhonnête, pétri de mauvaises idées et animés de principes erronés et dangereux pour la foi. Si l’intention peut paraître bonne, elle conduit à une amère désillusion comme l’enseigne l’exemple de la France…


Notes et références

1 Voir Le Cardinal Lavigerie, de Fleuriot de Langle, Revue des deux mondes, 1er août 1961.

2 Voir Émeraude, août 2024, article « La liberté, bien excellent de la nature, et les libertés modernes ».

3 Voir Émeraude, septembre 2019, article « Laïcité : la loi de séparation des Églises et de l'État ».

4 Léon XIII, lettre encyclique Nobilissima gallorum gens, sur la question religieuse en France, 8 février 1884.

5 Léon XIII, lettre encyclique Immortale Dei, le 1er novembre 1885.

6 Léon XIII, lettre encyclique Sapientiae Christianae, sur les principaux devoirs des fidèles, 10 janvier 1890.

7 Le Progrès du Nord, quotidien radical, 14 novembre 1890, dans La presse du Nord face au Ralliement, Sylvie Denicourt, Revue du Nord, année 1994, n°305, persee.fr.

8 Voir Le Ralliement de Léon XIII, l’échec d’un projet pastoral, Cerf, 2016.

9 Notre quinzaine : nature de l’homme et campagne électorale, 18 février 2022, L’homme nouveau, hommenouveau.fr.

10 Voir Émeraude, août 2024, article « La liberté, bien excellent de la nature, et les libertés modernes ».

11 Léon XIII, dans Un combat pour Dieu, 1870-1939, chap. III, L’Église des Révolutions, Daniel-Rops, Fayard, 1963.

12 Son frère est Louis Veuillot (1813-1883), aussi journaliste et directeur de L’Univers, célèbre polémiste catholique.

13 Charles Chesnelong, Lettre à M. Desbassyns de Richemont, 31 août 1892, citée par Mgr Laveille, Chesnlong. Sa vie, son action catholique et parlementaire (1820-1899), Paris, Lethelleux, 1913, dans Naissance et essor d’un grand quotidien régional, chap. 1, sous la direction de Michel Lagrée, Patrick Harismendy et Michel Denis, 2000, édition Presses universitaires de Rennes, OpenEdition Books, 2015, books.openedition.org.

14 Déclaration du groupe parlementaire de la Droit royaliste, publiée le 9 juin 1892, dans La Politique du Ralliement : une défaite de l’Église, 2 juillet 2023, cours Philisto, philisto.fr.