Nous
sommes le 18 novembre 1890, à Alger. L’escadre de la Méditerranée
vient de faire escale au port. En absence du gouverneur général, le
cardinal
Charles Lavigerie (1825-1892),
primat d’Afrique, archevêque d’Alger et de Carthage, accueille,
lors d’un banquet, le commandant de la flotte ainsi que son
état-major en présence de l’administration et des principales
autorités de la ville. Puis, à la fin des festivités, le cardinal
se lève lentement et d’une parole majestueuse, il porte le toast
traditionnel, un toast qui ne sera pas comme les autres, un toast qui
va soulever la stupeur et marquer
l’histoire d’une manière indélébile.
Ses mots ont été longuement médités. Avant de les prononcer, il
murmure à l’oreille d’un confident : « je
vais me suicider »[1].
Le moment est en effet crucial. Il en est convaincu… « Lorsque
la volonté d’un peuple s’est nettement affirmée, lorsqu’il
n’y a plus, pour arracher son pays aux abîmes qui le menacent, que
l’adhésion sans arrière-pensée à la forme du gouvernement, le
moment vient de déclarer enfin l’épreuve faite… C’est ce que
j’enseigne autour de moi : c’est ce que je souhaite de voir
imiter en France par tout notre clergé, et, en partant ainsi, je
suis certain de n’être démenti par aucune voix autorisée. »
Le discours est aussitôt entendu comme un
appel au ralliement à la République
pour tous les catholiques français ...
Et
moins deux ans après, le 20 février 1892, le pape Léon XIII publie
l’encyclique Au
milieu des sollicitudes,
rédigée en français. Le Saint Père demande solennellement aux
catholiques français d’« accepter
les nouveaux pouvoirs »
puisque cela est « réclamé,
voire imposé par la nécessité du lien social qui les a faits et
les maintient. »
Comment
pouvons-nous entendre ces appels quand sept ans plus tôt, le 1er novembre 1885, le même pape publie l’encyclique Immortale
Dei
pour rejeter clairement et fermement les libertés modernes qui
constituent les fondements même du nouveau régime comme il les a
condamnées depuis son accession au trône pontificale [2] ?
Avant de revenir sur l’appel au ralliement de Léon XIII, nous
allons d’abord revenir sur le contexte…
L’avènement
de la IIIe République…
Après
la capitulation de l’empereur Napoléon III, la République
française est proclamée le 4 septembre 1870. Des élections sont
mises en place pour constituer la nouvelle Assemblée nationale.
Elles sont remportées par les monarchistes mais ceux-ci ne
parviennent pas à restaurer la monarchie en raison de la profonde
division entre légitimistes et orléanistes. En février 1871,
Adolphe Tiers (1797-1877) est finalement nommé chef du pouvoir
exécutif pour qu’il fasse la paix et relève le pays. La question
du régime n’est plus à l’ordre du jour.
Cependant,
comme les monarchistes ne parviennent pas à restaurer la monarchie
en dépit de leur majorité au parlement, Thiers
s’oriente vers la République.
Par ailleurs, au cours des différentes élections, les partis
républicains ne cessent de croître. En mai 1873, Tiers finit par
être écarté au profit du maréchal Mac-Mahon. À la tête d’un
gouvernement d’ordre moral, Mac Mahon est chargé de préparer la
restauration de la monarchie. Mais ayant échoué dans sa mission,
faute d’unité entre les légitimistes et les orléanistes, il ne
peut que mettre
en place un régime républicain.
En 1879, les républicains gagnent les élections sénatoriales et
obtiennent la majorité au Sénat. Mac Mahon démissionne. Les grands
électeurs se réunissent et élisent un nouveau président, Jules
Grévy (1807-1891), un des chefs de file des républicains.
En
dépit de l’instabilité ministérielle qui caractérise le nouveau
régime, une même politique est menée, une politique orientée
vers l’anticléricalisme.
La première lutte porte sur l’enseignement scolaire :
expulsion de la Compagnie de Jésus, décrets anti congréganistes,
laïcisation du personnel de l’enseignement, suppression des
facultés de théologie. Le divorce est rétabli. Le budget des
cultes est réduit. C’est le
début d’une véritable persécution.
Sous
le régime concordaire…
En
ce temps, les catholiques français vivent sous le
concordat de 1801,
qui établit
les relations entre l’Église et l’État,
ainsi que leur mutuelle reconnaissance. Le catholicisme n’est plus
la religion officielle de la France mais de la très grande majorité
des Français. L’Église retrouve sa liberté de s’organiser, de
prêcher et d’enseigner. Le culte redevient public tant qu’il ne
contrevint pas à la tranquillité publique. Il rémunère le clergé,
aide financièrement à l’entretien et à la création d’édifices
cultuelles. L’État reconnaît aussi les différentes communautés
religieuses. Si le chef de l’État nomme les archevêques et
évêques, le pape confère l’institution ecclésiastique, ce qui
lui permet de refuser des candidats sans justification.
Depuis
1801, et malgré des tentatives de l’améliorer en faveur de
l’Église, il s’est maintenu jusqu’à la loi de séparation de
l’Église et de l’État en 1905 [3].
Le
XIXe siècle, un catholicisme renaissant et opposés à la République…
Le
XIXe siècle est marqué par le
redressement du catholicisme en France.
La Révolution de 1789 avait détruit ses couvents, ses écoles, ses
universités, ses corporations sans oublier tout le patrimoine du
clergé et ses œuvres de charité. En 1875, l’Église a
reconstruit un par un ses institutions en dépit des obstacles
qu’elle a rencontrés. À la fin du siècle, elle compte près de
200 000 religieux, trois fois plus que ceux qui ont été
chassés par les révolutionnaires. L’Église a aussi reconquis une
partie des élites qui l’avaient désertée à la fin du XVIIIe
siècle, autrefois plutôt incrédules et déistes, mais ne parvient
pas à toucher les ouvriers qui ont démesurément grandi au cours du
XIXe siècle en dehors d’elle. Notons enfin l’œuvre missionnaire
à laquelle participent les catholiques français sans oublier la
renaissance d’œuvres spirituelles et la floraison de nouvelles
saintetés. Finalement, à
l’avènement de la IIIe République, le catholicisme français
apparaît fécond, vigoureux et plein de richesse.
Pourtant,
contrairement aux autres pays européens, les
catholiques ne représentent pas un parti et ne représentent pas une
force politique au sein du parlement
des différents régimes qui se sont succédés. Si des personnalités
politiques ont tenté de créer un parti catholique sous le roi
Louis-Philippe, elles ont toutes échoué. Rares sont les
personnalités politiques catholiques qui ont fait carrière. Est-ce
par scrupule à mêler la religion aux disputes temporelles ou à la
compromettre à un politique ? Ou est-ce en raison des divisions
des catholiques ? Le parlement est plutôt dominé par les
partis royalistes, légitimistes ou orléanistes, conservateurs,
libéraux, ou conservateurs, qui utilisent à leur profit leurs
suffrages et leurs générosités.
La
majorité des catholiques reste attachée à l’ancien Régime.
Les grandes œuvres civilisationnelles que l’Église a érigées en
France sous le règne des rois et la folie révolutionnaire aussi
rapide que dévastatrice demeurent encore bien présentes en eux. Les
sanglantes journées de la révolution de Juillet ou encore la
Commune sanguinaire ne peuvent encore que les
éloigner d’un républicanisme fondamentalement antichrétien.
Et les personnalités républicaines se présentent encore comme des
adversaires de l’Église. Les réformes qu’elles mettent en place
au début de la IIIe République illustrent une
politique anticléricale
qui fait revivre les souvenirs encore vivaces de la persécution
religieuse. Opposés à la « gueuse »,
les catholiques sont alors naturellement attachés aux partis
royalistes au risque de confondre les deux causes…
Léon
XIII : la nécessaire entente entre les pouvoirs politiques et
religieux
Progressivement,
Léon XIII cherche à apaiser
les relations entre les pouvoirs politiques et les catholiques en
France,
tout en étant conscient du drame que vivent les fidèles. Dans un
contexte particulièrement difficile, il rappelle l’enseignement de
l’Église sur les relations entre l’Église et le pouvoir
politique, et les exhorte à s’unir
pour les intérêts de l’Église.
Dans
l’encyclique Nobilissima
gallorum gens,
le pape Léon XIII revient sur « les
calamités enfantées, pour le malheur de la religion et de
l’État »[4],
sur le fléau qui s’est déchaîné sur la France, sur les opinions
nouvelles qui ont empoisonné l’esprit humain, sur les philosophies
qui ont développé l’amour d’une liberté sans règle. Des
hommes « enrôlés
dans des sociétés criminelles »
travaillent pour « écraser
le nom chrétien. »
Léon
XIII rappelle que les
deux pouvoirs, politique et religieux, doivent travailler ensemble,
chacun dans sa sphère de responsabilité, dans une entente
réciproque.
« Si
des deux côtés, on se rend de mutuels services, des deux côtés
aussi on recueille le bénéfice de cette entente réciproque. »
Ainsi, « c’est
commettre une capitale imprudence que de semer les germes de discorde
entre les deux pouvoirs et de mettre obstacle à la bienfaisante
action de l’Église. »
Or,
Léon XIII constate avec anxiété que la France s’éloigne de
nouveau de l’Église et que la
paix religieuse est de nouveau menacée.
Il est intervenu à maintes reprises pour déplorer les entreprises
nuisibles au salut des âmes et lésant les droits de l’Église.
Pour s’opposer aux œuvres de ses ennemis, il
exhorte les catholiques à s’unir, à éviter tout dissentiment, à
oublier ses sentiments et jugements particuliers pour travailler au
profit du bien commun.
Il les exhorte aussi à obéir à leurs évêques, « car,
dans les combats pour la religion, ils sont les chefs qu’il faut
suivre »,
« à
réparer par un grand esprit de foi et de piété ces égarements de
l’esprit et de l’action, et d’attester publiquement qu’ils
n’ont rien plus à cœur que la gloire de Dieu, rien de plus cher
que la religion de leurs ancêtres. »
Son
encyclique s’achève par un appel. Léon XIII demande aux
catholiques « de
fortifier et de resserrer les liens de la salutaire union qui existe
entre la France et le Siège apostolique, union qui, en tous les
temps a été pour l’une et l’autre la source d’avantages
nombreux et considérables. »
Léon
XIII : appel à l’engagement politique pour le bien de
l’Église et de la société
Dans
l’encyclique Immortale
Dei,
Léon XIII revient de nouveau sur les principes des deux pouvoirs et
de leur
nécessaire entente pour le bien et le salut des âmes.
Il définit avec clarté les responsabilités de chacun et leur
ordonnancement. « Une
fois reconnu et accepté, il en résulte clairement que c’est un
devoir de justice de respecter la majesté des princes, d’être
soumis avec une constante fidélité à la puissance politique,
d’éviter les séditions et d’observer religieusement la
constitution de l’État. »[5] Pourtant, de nouveau, Léon XIII souligne les desseins des
adversaires de l’Église qui veulent « frapper
au cœur les institutions chrétiennes, réduire à rien la liberté
de l’Église catholique et à néant ses autres droits. »
Il s’oppose aussi aux idées révolutionnaires et aux libertés
modernes.
Que
faire alors ? Léon
XIII distingue la théorie de la pratique. Si,
en théorie, les catholiques doivent rester fidèles à
l’enseignement de l’Église, à désapprouver les libertés
modernes, en pratique, ils doivent rester exemplaires dans leur
devoir et leurs vertus tout en participant aux affaires publiques
afin d’agir
pour le bien de la société et de la religion,
et pour éviter que « les
rênes du gouvernement »
passent aux mains de leurs adversaires et aient tout pouvoir pour
nuire à l’Église. Ils doivent le faire, « non
pour approuver ce qu’il peut y avoir de blâmable présentement
dans les institutions publiques, mais pour tirer de ces institutions
mêmes, autant que faire se peut, le bien public sincère et vrai, en
se proposant d’infuser dans toutes les veines de l’État, comme
une sève et un sang réparateur, la vertu et l’influence de la
religion catholique. »
Ainsi, tout en restant fidèles à l’Église, ils doivent se servir
« des
institutions publiques, autant qu’ils le pourront faire en
conscience ; qu’ils prennent à tâche de ramener toute
constitution publique à cette forme chrétienne que Nous avons
proposé pour modèle. »
Léon
XIII exhorte donc les fidèles à s’unir et ne point se perdre dans
les dissensions intestines ou dans des querelles de partie. Chacun
doit plutôt poursuivre le bien commun et de sauver
les grands intérêts de la religion et de la société,
d’aider l’Église à conserver et à protéger la doctrine
chrétienne.
Léon
XIII : servir l’Église sans vouloir la lier à un parti ou à
un régime
Dans
l’encyclique Sapientiae
christianae,
Léon XIII rappelle aux catholiques qu’« il
n’est pas de meilleur citoyen, soit en paix, soit en guerre, que le
chrétien fidèle à son devoir ; mais ce chrétien doit être
prêt à tout souffrir, même la mort, plutôt que déserter la cause
de Dieu et l’Église. »[6] Le
chrétien doit en effet à la fois rester fidèle au pouvoir publique
et à l’Église mais tout en respectant la hiérarchie des devoirs.
Lorsque l’État s’oppose à l’Église, il n’est pas possible
d’aimer tous les deux simultanément comme il n’est pas possible
de servir deux maîtres opposés. Le chrétien ne doit pas hésiter à
mieux obéir à Dieu qu’à l’homme. « Ce
serait un crime, en effet, de vouloir se soustraire à l’obéissance
due à Dieu pour plaire aux hommes, d’enfreindre les lois de
Jésus-Christ pour obéir aux magistrats, de méconnaître les droits
de l’Église sous prétexte de respecter les droits de l’ordre
civil. »[10]
Ainsi, peut-il obéir
aux lois par devoir d’obéissance à l’égard de l’autorité
légitime tant qu’elles ne sont pas en contradictions avec la loi
divine.
Revenant
sur les périmètres de responsabilité des deux autorités, celle de
l’État et de l’Église, ayant chacune une souveraineté propre,
Léon XIII rappelle que l’Église étant « non
seulement une société parfaite en elle-même, mais une société
supérieure à toute société humaine, elle refuse résolument de
droit et par devoir à s’asservir aux partis et à se plier aux
exigences muables de la politique. »
Ainsi, « elle
estime un
devoir de rester indifférente quant aux diverses formes de
gouvernement et
aux institutions civiles des États chrétiens, et, entre les divers
systèmes de gouvernement, elle approuve tous ceux qui respectent la
religion et la discipline chrétienne des mœurs. »[38]
Ainsi, toujours selon Léon XIII, « vouloir
engager l’Église dans ces querelles de partis, et prétendre se
servir de son appui pour triompher plus aisément de ses adversaires,
c’est abuser discrètement de la religion. »
Et, dans la politique, le principe premier est de porter secours à
la religion. Tout
dissentiment entre les catholiques doit alors cesser pour qu’unis,
ils soient plus efficaces, surtout quand le christianisme est
combattu.
Léon
XIII demande ainsi clairement aux catholiques de participer à la vie
de la République afin d’agir en son sein pour l’intérêt de
l’Église et de la société,
c’est-à-dire pour le salut des âmes. En outre, ils doivent
demeurer fidèles à l’autorité légitime tant que ses lois ne
désobéissances pas à l’autorité de l’Église. Ils doivent
aussi être prudent à ne
pas lier la cause de l’Église à celle des partis
qui veulent l’utiliser comme auxiliaire pour vaincre leurs
adversaires ou l’assujettir à un régime particulier puisque
l’Église
reconnaît toute forme de gouvernement tant que celui-ci la respecte
et respecte ses lois.
Leur fidélité à l’égard de l’Église dépasse aussi celle
qu’ils peuvent avoir à l’égard d’un régime ou d’un parti.
Léon XIII les exhorte à hiérarchiser leur devoir comme tout bon
chrétien. Cette exigence ou cette prudence est très utile en un
temps de périls et de confusion.
Le
choc du toast du cardinal Lavigerie
Quand
il se lève pour porter le toast traditionnel, le
cardinal Lavigerie suit donc la pensée politique de Léon XIII.
Il invite les catholiques à accepter le régime légitime, à cesser
d’attendre une restauration monarchique de plus en plus improbable.
Comme il le déclare, il est certain « de
ne pas être démentie par aucune voix autorisée »,
c’est-à-dire par le Souverain Pontife. Fondateur des Pères
blancs, le cardinal Lavigerie est un des proches de Léon XIII, un de
ses confidents. C’est le pape qui lui a demandé de prononcer un
discours en faveur du ralliement catholique au gouvernement français.
En fidèle serviteur de Dieu, le cardinal Lavigerie a accepté cette
mission périlleuse.
Le
cardinal Lavigerie se heurte rapidement à un
grand nombre de fidèles, qui identifient la cause catholique à
celle de la monarchie,
surtout en un temps où depuis dix ans, ils s’opposent aux lois de
laïcisation et de déchristianisation de la société. Son discours
provoque alors un
véritable tumulte en France.
Nombreux sont les catholiques qui s’insurgent contre ses paroles.
Des personnalités vont à Rome pour protester. Des monarchies
catholiques s’insurgent contre l’intervention du cardinal dans
les affaires politiques. Dans le camp adverse, on considère que ce
discours « constitue
un véritable acte d’adhésion à la République »[7],
ou, plus méfiant, on craint une ruse des cléricaux pour s’emparer
du pouvoir. Si les termes de « ralliement »
et de « République »
ne sont pas prononcés, tous ont bien compris le message.
Finalement,
les catholiques, les royalistes, les républicains et bien d’autres
attendent que le pape Léon XIII se prononce officiellement. C’est
fait le 20 février 1892 par la publication en français,
l’encyclique Au
milieu des sollicitudes.
Au
milieu des sollicitudes : un appel à lutter au sein même de la
République
Dans
son encyclique Au
milieu des sollicitudes,
Léon XIII fait d’abord un double constat, mêlant douleur et
consolation. D’une part, il revient sur « le
vaste complot »
qui cherche à détruire le christianisme en France, où la religion
de la majorité de la nation est méprisée, et sur les conséquences
funestes, y compris politique, de cette persécution. D’autre part,
il souligne l’attachement et le zèle du peuple français à
l’égard du Saint Siège, cherchant auprès du pape lumière et
conseil. Celui-ci leur a demandé de défendre la foi et leur
patrie.
Léon
XIII exhorte de nouveau les catholiques, mais aussi tous les
Français, ceux qui ont l’âme droite, le cœur généreux, à
« consacrer
uniquement leurs forces à la pacification de leur patrie »
et à l’aider à « la
rendre stable et féconde. »
Léon
XIII rappelle l’enseignement de l’Église sur le
rôle primordial de la religion dans la société, comme lien social
et fondement de la moralité et sur le devoir de toute société à
l’égard de Dieu,
ce qui implique l’obligation pour les citoyens de « s’allier
pour maintenir dans la nation le sentiment religieux vrai, et pour le
défendre au besoin, si jamais une école athée, en dépit des
protestations de la nature et de l’histoire, s’efforçait de
chasser Dieu de la société, sûre par-là d’anéantir le sens
moral au fond même de la conscience humaine. »
C’est pourquoi, dans une France où le christianisme est combattu,
il demande à tous les catholiques français d’agir
et d’éviter toute dissension,
non pour « une
domination politique sur l’État »
comme le prétendent ses adversaires, odieuse calomnie qui n’a pour
but que de leur fournir un prétexte pour violenter davantage
l’Église comme l’histoire l’a montré à maintes reprises.
Comme au temps des persécutions, Léon XIII demande aux catholiques
de mettre
au-dessous de tout la gloire de Dieu en fondant leur unique espérance
sur Notre Seigneur Jésus-Christ.
Pour
parvenir à « une
grande union »,
Léon XIII exhorte les catholiques français de « mettre
de côté toute préoccupation capable d’en amoindrir la force et
l’efficacité »,
c’est-à-dire leurs « divergences
politiques […]
sur
la conduite à tenir envers la République actuelle ».
Pour cela, il expose ses principes et leurs conséquences pratiques.
L’Église
indifférente à la forme de gouvernement
Toutes
les formes de gouvernement, considérées en elles-mêmes, sont
bonnes,
pourvues qu’elles réalisent la fin pour laquelle elles ont été
constituées, c’est-à-dire le bien commun, même si, de manière
relative, l’une d’entre elles peut être préférable en raison
du caractère et des mœurs de telle nation. Les catholiques, comme
tout citoyen, sont aussi libres d’en préférer une puisque, par
elle-même, aucune ne s’oppose ni à la raison ni à la doctrine
chrétienne. C’est pourquoi le
Saint Siège traite avec les pouvoirs politiques en faisant
abstraction des formes qui les différencient, pour les grands
intérêts religieux des peuples.
De manière concrète, un ensemble de circonstances humaines fait
surgir dans une nation ses lois traditionnelles et même
fondamentales, qui déterminent telle forme particulière de
gouvernement, telle base de transmission des pouvoirs suprêmes, ce
qui explique leur diversité. Or, Léon XIII rappelle que « tous
les individus sont tenus d’accepter ces gouvernements et de ne rien
tenter pour les renverser ou pour en changer la forme »
puisque toute
souveraineté politique dérive de Dieu,
y compris lorsque les dépositaires du pouvoir en abusent contre
l’Église.
Léon
XIII remarque qu’une
forme de gouvernement n’est pas immuable ou définitive
contrairement à celle de l’Église.
Le temps fait son ouvrage. Les changements peuvent être mineurs ou
remettre en cause la forme elle-même. Parfois, ils résultent d’une
crise violente qui la fait disparaître, laissant la place à
l’anarchie et bouleversant l’ordre établi. L’important pour
une nation est alors de rétablir
la paix publique,
ce qui peut justifier, par « nécessité
sociale »,
« la
création et l’existence des nouveaux gouvernements, quelque forme
qu’ils prennent, tout ordre public étant impossible sans
gouvernement. »
Si la forme du gouvernement change, le pouvoir demeure ce qu’il est
en lui-même. « En
d’autres termes, dans toute hypothèse, le pouvoir civil, considéré
comme tel, est de Dieu et toujours de Dieu. »
Par conséquent, « lorsque
les nouveaux gouvernements qui représentent l’immuable pouvoir,
les accepter n’est pas seulement permis, mais réclamé, voire même
imposé par la nécessité du bien social qui les a faits et les
maintient […] tant que les exigences du bien commun le demanderont,
puisque ce bien est, après Dieu, dans la société, la loi première
et dernière. »
Distinction
importante entre forme de gouvernement et législation
|
Expulsion des congrégation (1880) |
Cependant,
subsiste une difficulté. Est-il possible d’accepter la République
qui est animée de sentiments antichrétiens « consciencieusement »
inacceptables pour les chrétiens ? Léon
XIII distingue la forme de gouvernement et la législation comme
le témoigne l’histoire. Le passé montre que sous un régime dont
la forme était excellente, la législation a été détestable. Le
contraire s’est aussi produit. Car « la
qualité des lois dépend plus de la qualité de ses hommes [des
hommes investis du pouvoir et donc qui gouvernent la nation]
que de la forme du pouvoir. »
Tout
dépend donc des principes qui guident les législateurs.
Il
est clair, et Léon XIII s’en plaint à plusieurs reprises, qu’en
France, la législation est de plus en plus hostile au christianisme,
ce qui pourrait aboutir « à
arracher de l’esprit et du cœur des Français la religion qui les
a faits si grands. »
C’est pourquoi « les
gens de bien doivent ‘unir comme un seul homme, pour combattre, par
tous les moyens légaux et honnêtes, la législation. »
L’obéissance a des limites, que ne saurait interdire le respect dû
aux pouvoirs constitués. Il
est ainsi interdit d’approuver des points de législation
contraires à la religion et à Dieu.
Maintenir
le Concordat
Léon
XIII termine sa lettre par deux points portant sur le concordat alors
en vigueur. Des adversaires du christianisme veulent l’abolir afin
de laisser l’État libre de molester l’Église ou veulent la
conserver pour profiter des concessions faites par l’Église comme
moyen d’entrave à la liberté qu’il Lui accorde. Léon XIII
rappelle le
refus de toute séparation entre l’Église et l’État.
Ce serait accepter que « l’Église
soit réduite à la liberté de vivre selon le droit commun à tous
les citoyens. »
Tout catholique devrait donc « se
garder de soutenir une telle séparation. »
Si elle peut offrir des avantages, elle n’est guère adaptée à
France dont la majorité de la population est catholique par
tradition et par la foi. Selon les ennemis de l’Église, elle sera
équivalente à une
indépendance de la législation politique envers la législation
religieuse,
et même plus, « l’indifférence
absolue du pouvoir à l’égard des intérêts de la société
chrétienne, c’est-à-dire de l’Église, et la négation même de
son existence. »
Et en raison des activités même de l’Église qui saura utiliser
les ressources laissées à ses fidèles pour prospérer, « l’État
pourra et devra mettre les catholiques français hors du droit commun
lui-même. »
Ils
deviendront hors la loi…
Conscient
de la solidité du régime républicain et reposant sa décision sur
une pensée politique conforme à l’enseignement de l’Église,
Léon XIII demande donc aux catholiques français de l’accepter
afin de pouvoir, au sein même des institutions publiques, peser sur
les décisions du pouvoir et combattre l’esprit antichrétien. En
un mot, il
les exhorte à participer au pouvoir afin de convertir la République
par les moyens qu’elle leur offre.
L’échec
du projet de Léon XIII
L’encyclique
est-elle une réussite ? Selon l’étude d’un historien
italien[8],
Roberto de Mattei, le projet pastoral de Léon XIII a été un
cuisant échec. Il a conduit à diviser davantage les catholiques
français au profit des adversaires de l’Église et a renforcé le
libéralisme religieux ainsi que le modernisme au sein d’un clergé
devenu plus modéré, voire timoré face à leurs innovations. Il n’y
a eu non plus aucune coalition catholique face aux partis
républicains. Bien au contraire. De nouveaux partis se sont créés,
ralliés ou non ralliés. L’encyclique n’a pas évité la
politique anticléricale du gouvernement français avec ses lois de
laïcisation jusqu’à la rupture du concordat et de la loi de
séparation de l’Église et de l’État en 1905. L’ouvrage de
Mattei n’est guère une nouveauté. « Généralement,
les historiens s’accordent pour conclure à un certain échec
immédiat de la voie politique imposée par Léon XIII aux
catholiques français. »[9]
Des
commentateurs voient dans le ralliement l’esprit
trop visionnaire de Léon XIII qui
aurait anticipé l’avènement de l’esprit du deuxième concile de
Vatican. Sa politique aurait en effet été réalisée par ce
concile. Léon XIII, un modernisme, un libéral ? C’est
méconnaître toutes ses encycliques et ses critiques claires et
profondes à l’égard de cet esprit même. Fidèle à
l’enseignement de l’Église, il n’a pas cessé de dénoncer et
de condamner le libéralisme religieux ainsi que les libertés
modernes[10],
ce qu’a approuvé le deuxième concile de Vatican.
L’échec
serait-il imputable aux catholiques français et au clergé comme
l’avoue Léon XIII à l’abbé Frémont dix ans plus tard ?
« Le
clergé français, par sa désobéissance à mon programme de 1892,
me rend impuissant à le sauver. »[11] Aux élections de 1893, des mots d’ordre auraient-ils même été
donnés aux catholiques pour voter contre les « ralliés »,
même s’il fallait leur préférer un radical franc-maçon ?!
Finalement, Léon XIII ne s’était pas trompé. Certains ont
confondu leur cause avec celle de l’Église. Il a eu la franchise
et le courage de pointer le doigt sur ce mal…
Réactions
à l’encyclique
Contrairement
aux vœux de Léon XIII, l’encyclique accroit donc la division des
catholiques français. Elle devient encore plus profonde. Elle
s’étale aussi dans l’opinion publique.
Nombreux
sont ceux qui ont obéi aux papes,
non parfois sans déchirement de conscience, préférant suivre leur
devoir de chrétien que leur sentiment monarchique. Le comte Albert
de Mun (1841-1914), monarchiste et personnalité catholique, en est
un exemple. Nous pouvons aussi cité Eugène Veuillot[12] (1818-1905), directeur associé du journal catholique L’Univers,
ou encore le baron Armand de Mackau (1832-1918), homme politique et
monarchiste légitimiste. Parmi ceux qui se soumettent à la décision
du pape, certains préfèrent se retirer de la vie publique plutôt
que de jouer le jeu des institutions républicaines. Au cardinal
Richard, Charles Chesnelong (1820-1899), député et sénateur, un
des chefs du parti légitimiste, explique ainsi son retrait de la vie
politique : « nous
nous retirons dans notre soumission, notre respect, notre impuissance
et notre douleur »[13].
D’autres veulent travailler au sein de la République pour modifier
la législation et supprimer les lois laïques tout en demeurant
conservateurs, comme Jacques Piou (1838-1932), fondateur du premier
parti catholique. Enfin, des catholiques sont en faveur d’une
République sociale. Ils s’opposent au libéralisme économique et
se préoccupent de la classe ouvrière. Ils formeront le mouvement
démocrate-chrétien.
Dans
le camp du refus,
nous retrouvons des monarchistes qui rejettent catégoriquement les
consignes pontificales comme René La Tour du Pin (18341924), un des
acteurs du catholicisme social en France. Leur refus semble réveiller
le gallicanisme. S’appuyant sur la distinction des pouvoirs, ils
refusent l’intervention du pape dans le champ du politique qui ne
relève pas de son périmètre de responsabilité. « Comme
catholique, ils s’inclinent, avec respect, devant l’autorité
infaillible du Saint-Père, en matière de foi. Comme citoyens, ils
revendiquent le droit qu’ont tous les peuples de se prononcer en
liberté sur toutes les questions qui intéressent l’avenir et la
grandeur de leur pays. »[14] Nous retrouverons certains des adversaires du ralliement dans
l’Action Française.
Le
clergé est aussi divisé. Des prêtres et de nombreux séminaristes
se soumettent à l’encyclique et adhèrent au mouvement démocrate
chrétienne. Les catholiques libéraux y adhèrent aussi pleinement.
La majorité des autorités ecclésiastiques s’y soumettent mais ne
sont guère enthousiastes. Dans une déclaration publique, cinq
évêques en en minimisent la portée.
Conclusions
Léon
XIII distingue les principes et la pratique.
S’il rejette clairement les libertés modernes en raison des
erreurs qu’elles portent et de leurs conséquences dramatiques, il
veut surtout que les catholiques s’unissent et utilisent les moyens
qu’offre la République pour la christianiser au lieu de se
déchirer et s’épuiser dans des luttes intestines pour mettre en
place une monarchie de plus en plus improbable. Il rappelle que
l’important ne réside pas dans la forme du régime mais dans la
législation, comme l’ont témoigné les premiers chrétiens.
Malgré la persécution des empereurs romains, ils sont demeurés de
fidèles citoyens, obéissant aux lois de l’Empire tant qu’elles
n’étaient pas contraires à la foi. En outre, par leur constance,
leur zèle et leur exemplarité, ils ont christianisé l’Empire et
vaincu le paganisme.
Léon
XIII cherche donc avant tout à favoriser
l’union des chrétiens afin qu’ils constituent une force
politique capable de faire barrage aux anticléricaux.
Son intention première n’est pas le ralliement à la IIIe
République. Le terme même de « ralliement »,
qu’il n’utilise pas, fausse le débat et ravive les divisions. Le
véritable combat, le seul pour le chrétien, est le salut des âmes.
Pour cela, il doit défendre, en priorité, la foi et les intérêts
de l’Église, quel que soit le régime politique. Or, de
nombreux catholiques avaient tendance à lier deux causes, celle de
la foi et de la monarchie,
à confondre la fidélité à l’Église à celle du passé au point
de les rendre inséparables. La cause de la monarchie était de plus
en plus improbable. Fallait-il que celle de la foi le soit aussi ?
Cette confusion était une aubaine pour les anticléricaux…
Cependant,
son
projet était-il réaliste, compte tenu de la situation et des forces
en présence ?
La loi de séparation de l’Église et de l’État de 1905, la
progression des modernistes et du catholicisme libéral ne portent
guère en faveur de la politique de Léon XIII. En France, le
catholicisme français n’a jamais pu non plus constituer une force
politique capable de faire évoluer la politique anticléricale des
gouvernements. Par sa fermeté et sa politique sans concession, Saint
Pie X a été beaucoup plus efficace. S’il fallait nécessairement
rappeler l’enseignement de l’Église sur les devoirs des fidèles
à l’égard de l’État et sur la hiérarchie de ses devoirs afin
d’éclairer les fidèles et empêcher la confusion des causes, Léon
XIII aurait dû aussi se montrer plus ferme à l’égard de l’État
et aux catholiques favorables aux libertés modernes. Le
fossé entre les principes
et la pratique ou encore l’absence
d’équilibre
ne pouvaient finalement que soulever colère, découragement, et
ramollissement des consciences.
L’histoire
est une leçon parfois bien difficile à entendre. Peut-être,
en cette fin du XIXe siècle, ce n’était pas le temps du
« ralliement » mais celui de la fermeté face aux
adversaires de l’Église. Il
est en effet périlleux de vouloir « s’ouvrir »
à un monde malhonnête, pétri de mauvaises idées et animés de
principes erronés et dangereux pour la foi. Si l’intention peut
paraître bonne, elle conduit à une amère désillusion comme
l’enseigne l’exemple de la France…
Notes et références
1
Voir Le Cardinal
Lavigerie, de
Fleuriot de Langle, Revue
des deux mondes,
1er
août 1961.