Les objections du pasteur s’enchaînent
hâtivement au point de semer le trouble au lieu d’éclairer. Il
tente de montrer les contradictions que semble contenir le dogme de
l’Immaculée Conception pour ensuite le rejeter et dénoncer les catholiques de s’écarter
davantage des protestants.
Il est vrai que dogme de
l’Immaculée Conception n’est pas sans difficulté. Son développement n’a pas été
non plus sans obstacle ni contestation. Dans le regard hâtif du pasteur, qui
mêle beaucoup de choses de différentes natures et valeurs, pouvant même
désorienter ses auditeurs, nous pouvons y trouver d’anciens griefs qui
expliquent bien des résistances. Mais avec un regard plus posé et plus profond[2],
nous pouvons aussi comprendre leurs raisons et ainsi davantage nous éclairer
sur le sens de l’Immaculée Conception. C’est ainsi qu’au lieu de s’arrêter au
pied d’un mur en apparence infranchissable, l’Église a pu avancer prudemment
dans la connaissance du mystère de la Rédemption …
Pour justifier ou illustrer
leur rejet du dogme de l’Immaculée Conception, des commentateurs citent souvent
de grands docteurs de l’Église en sa défaveur, par exemple Saint Anselme, Saint
Bernard ou encore Saint Thomas d’Aquin. Nous allons donc les écouter afin de
trouver dans leurs paroles quelques lumières …
Saint Augustin et le mystère du privilège de Sainte Marie …
Saint Joachim et Sainte Anne, parents de Sainte Marie |
Saint Augustin enseigne en
effet que sa sanctification est un privilège qu’elle a obtenu par la grâce
divine au titre de sa qualité de Mère de Dieu pour l’honneur de son Fils,
Notre Seigneur Jésus-Christ. « De la
sainte Vierge Marie, pour l’honneur du Christ, je ne veux pas qu’il soit
question lorsqu’il s’agit de péchés. Nous savons en effet qu’une grâce plus
grande lui a été accordée pour vaincre de toutes parts le péché par cela même
qu’elle a mérité de concevoir et d’enfanter celui dont il est certain qu’il
n’eut aucun péché. »[4]
Saint Augustin refuse donc de parler de Sainte Marie quand il traite du
péché puisque « celle qui a
mérité de concevoir et d’enfanter l’innocence même, le Verbe incarné,
pouvait-elle ne pas recevoir toutes les grâces par lesquelles elle serait victorieuse
de tout péché quel qu’il fût ? »[5]
Saint Augustin, y inclut-il
le péché originel ? De nombreux commentateurs[6]
voient dans ses paroles une acceptation implicite de l’Immaculée Conception
quand d’autres les limitent aux péchés personnels[7].
Néanmoins, nous pouvons noter que pour Saint Augustin, Sainte Marie est
complètement exempte de péché pour l’honneur de Notre Seigneur Jésus-Christ en
raison de sa dignité de Mère de Dieu. Or, le péché originel porte aussi
atteinte à son honneur. La formule est alors suffisamment claire pour que le
bienheureux Pie IX en fait référence dans son encyclique Ineffabilis Deus proclamant
le dogme de l’Immaculée Conception…
Saint Augustin doit encore
se positionner à l’égard de Sainte Marie pour réfuter Julien d’Eclane, disciple
de Pélage. Ce dernier l’accuse de la livrer au démon en la soumettant aux
conditions de la naissance humaine. Il lui rappelle que le péché originel rend
tout homme esclave de l’ennemi de Dieu. Saint Augustin réplique
que « nous ne livrons point
Marie au démon par la condition de sa naissance ; cette condition pour
elle est abrogée par la grâce de la renaissance. »[8]
Que veut-il nous dire par l’expression « grâce de la renaissance » ? Ces commentateurs l’ont
interprétée de deux façons, aussi défendables l’une que l’autre : soit la
« grâce de la renaissance »
abroge la condition commune du genre humain en empêchant qu’elle se réalise en
Marie, soit la sanctification est ultérieure au péché originel ou à sa
naissance selon le sens que nous donnons au terme de « renaissance » puisqu’il n’y a
renaissance que s’il y a eu mort…
Finalement, faute de
précisions suffisantes dans ses différents écrits, les paroles de Saint
Augustin peuvent faire l’objet de multiples interprétations en faveur ou en
défaveur de l’Immaculée Conception. Probablement, Saint Augustin n’a tiré
aucune conclusion sur les privilèges de Sainte Marie sinon que lorsqu’il
traite du péché, il en exclut Sainte Marie. C’est sans-doute un mystère
qu’il n’a pas identifié ou qu’il ne peut pas éclaircir. Chaque chose en son
temps…
La notion de
« conception »
Pour comprendre les docteurs
qui vont suivre et ainsi éviter les malentendus, nous devons d’abord entendre
ce que signifie pour eux le terme de « conception »,
terme qui s’inscrit dans l’anthropologie chrétienne selon laquelle l’homme
est l’union d’un corps et d’une âme[9].
La scolastique distingue
plusieurs temps ou phases dans la conception. Il y a d’abord l’acte
générateur ou l’acte charnel des parents que désigne l’expression « génération active ». Selon de nombreux
théologiens de cette époque, cet acte est considéré comme entaché d’une
souillure physique qui résulte du péché originel et qui est capable de souiller
le fruit de la génération. C’est ainsi qu’ils expliquent la transmission du
péché originel des parents à leurs enfants. Ils mêlent la concupiscence au
péché lui-même.
Dans le ventre de la mère,
la scolastique distingue le temps qui précède l’union de l’âme dans le corps et
celui qui y succède. Quand l’embryon est suffisamment développé, l’âme est
infusée dans le corps. Cette phase est dite « animation ». C’est au cours de cette animation qu’aboutit l’homme
puisque celui-ci est l’union d’une âme et d’un corps. Cette phase est appelée « génération passive ».
La scolastique a encore
détaillé le déroulement de la conception en d’autres termes philosophiques.
Mais, pour la compréhension de notre article, il n’est pas nécessaire de
revenir à ces détails.
Saint Anselme, la
possibilité de l’Immaculée Conception
Saint Anselme |
Saint Anselme rappelle d’abord
que les fruits de la Rédemption ne sont pas réservés à ceux qui ont vécu
après la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ. Les autres en ont aussi
bénéficié par la foi au futur Rédempteur et ont été purifiés de leurs péchés. Les
justes de l’Ancien Testament seraient-ils en effet exclus de l’œuvre de la
Rédemption sous prétexte qu’ils sont nés avant la venue de Notre Seigneur
Jésus-Christ ? Saint Jean-Baptiste serait-il aussi hors de la
justification puisqu’il est mort avant sa Passion ? De même, selon Saint Anselme,
par un acte de foi semblable, Sainte Marie a été purifiée par une
application anticipée des mérites de son Fils, et c’est alors de la Vierge
purifiée que le Christ a été conçu. « Il
convenait que cette Vierge resplendisse d’une pureté telle que, en dehors de
Dieu, aucune ne puisse être pensée »[10].
Cela ne signifie pas qu’il a un lien nécessaire entre la pureté de Saint Marie
concevant et celle de Notre Seigneur Jésus-Christ conçu.
Saint Anselme précise que le
péché n’a pour objet que l’âme et qu’il ne peut alors se trouver qu’à
l’instant de l’animation. C’est pourquoi il n’est pas contenu dans aucun
élément qui concourt à la formation de l’embryon. S’il considère que la
concupiscence est inhérente à la génération active, Saint Anselme refuse donc d’y
voir le mode de propagation du péché originel contrairement à l’opinion commune
de son époque. Il rejette donc l’idée de toute transmission du péché originel
par la chair au moment de la génération active. Ainsi, Sainte Marie peut ne pas
contracter de péché originel en dépit de l’acte générateur de ses parents.
C’est une possibilité…
Pourtant, Saint Anselme
n’envisage pas que Sainte Marie soit exclue de l’universalité du péché originel.
Il attribue plutôt à une purification préalable cette pureté absolue dont
Sainte Marie jouie au moment de devenir mère. Mais serait-elle inférieure à
Saint Jean-Baptiste qui a été sanctifié dans le sein de sa mère ? En
conclusion, pour Saint Anselme, Sainte Marie est sanctifiée avant sa
naissance dans le sein de sa mère après la phase d’animation en raison d’une
application anticipée des mérites de son Fils.
C’est donc en traitant de la
pureté absolue de Notre Seigneur Jésus-Christ et de ses relations avec sa Mère
sur la demande d’un de ses disciples, que Saint Anselme en vient à étudier
l’état de Sainte Marie à sa naissance et à préciser des notions fondamentales sur
le péché originel, ouvrant ainsi la voie à la question de l’origine de sa
sainteté …
Les disciples de Saint
Anselme en faveur de l’Immaculée Conception
Saint Anselme |
Dans son Traité de la sainte conception
de Marie, Sainte Eadmer décrit la sainteté de la Sainte Vierge comme la
base de l’édifice qu’inaugure sa naissance. Il revient sur les exemples du
prophète Jérémie et de Saint Jean-Baptiste qui ont été sanctifiés avant leur
naissance. Or ce privilège, serait-il concevable que la demeure de Dieu en soit
privée ? En cas de souillure, il y aurait même dissonance et
disproportion entre le fondement de l’édifice que Dieu se propose de
construire et l’édifice lui-même. Ainsi, Saint Eadmer croit en la sainteté de
Sainte Marie avant sa naissance. Mais à quel moment de sa conception ?
Selon Saint Eadmer, si l’acte
générateur se réalise dans l’iniquité, seuls les parents sont en cause, et non son
fruit. Cet obstacle enlevé, il rend possible la sainteté originelle de
Sainte Marie. Dès le commencement de son existence dans le sein de sa mère,
elle n’a pas été souillée par le péché originel par la toute-puissance divine.
Dieu « l’a pu ; si donc Il l’a
voulu, il l’a fait. »[12]
…
Saint Eadmer considère donc le
début de l’œuvre de la Rédemption dans la naissance de Sainte Marie. Ce
sont les prémices. Nous retrouvons la même idée chez Osbert de Clare, autre
disciple de Saint Anselme. « La fête
que les fils de la Mère de grâce entendent célébrer n’a pas pour objet l’acte
du péché », c’est-à-dire la génération active, « mais les prémices de notre rédemption,
source de saintes joies. »[13]
Ainsi, Osbert de Clare étend la sanctification originelle à toute la personne
de Sainte Marie, dès lors « toute
pleine de la grâce du Saint Esprit » et « purifiée même corporellement et de toute tache » dès les
premiers instants. Comme Saint Eadmer, il ne semble pas distinguer les
différentes phases de la conception comme le feront plus tard les théologiens.
S’ils défendent explicitement la sainteté originelle de Sainte Marie dès son
existence dans le sein de sa mère, leur doctrine reste encore imprécise …
Saint Bernard, opposé à la
fête de la conception de Marie
Après avoir rappelé que
cette fête a été instituée sans l’approbation de Rome, Saint Bernard porte sa
critique sur son objet, c’est-à-dire sur la conception sainte de Sainte Marie.
Certes, comme la plupart des théologiens de son époque, il croit que la
Sainte Vierge a été sanctifiée dans le sein de sa mère mais il refuse d’aller
plus loin et de vénérer en elle-même sa conception selon le motif que l’une
suppose l’autre. « D’où
viendrait donc la sainteté de cette conception ? Veut-on dire que Marie,
préalablement sanctifiée, aurait été déjà sainte ? Ainsi la dit-on
sanctifiée dans le sein de sa mère, pour que sa naissance, elle aussi, fût
sainte. Mais Marie n’a pas pu être sainte avant d’exister, et elle n’existait
pas avant d’avoir été conçue. Dira-t-on que, pendant l’acte générateur, la
sainteté se serait mêlée à sa conception, et que de la sorte, il y aurait eu en
même temps conception et sanctification ? […] Comment l’Esprit Saint
aurait-il pu s’associer au péché ? Ou comment n’y aurait-il pas péché
quant il y a volupté charnelle. » Sainte Marie « a reçu le don de la sainteté qu’après sa conception alors que déjà,
elle existait dans le sein de sa mère, don qui fait disparaître en elle le
péché ». Saint Bernard finit sa lettre en se remettant à l’autorité
pontificale qu’il aurait fallu consulter avant d’instituer la fête de la
conception de Marie.
Dans sa lettre, Saint
Bernard englobe manifestement dans le terme de « conception » l’acte générateur ainsi que le temps précédent
l’infusion de l’âme dans le corps. En outre, sa pensée trahit la théorie de son
époque qui voit dans l’acte générateur le moyen de transmission du péché
originel. Puisqu’elle a été conçue selon la loi commune, elle a
nécessairement contracté le péché originel qu’une sanctification postérieure a donc
fait disparaître. Saint Bernard s’en tient à la raison tirée des rapports
qu’il suppose exister ente la concupiscence dans l’acte générateur et la
transmission de la tache héréditaire…
Au XIIe siècle, la lettre de
Saint Bernard provoque des réactions de la part des défenseurs de la fête de la
conception de Sainte Marie, en particulier Abélard (1079-1142), Comestor (v. 1100-1179)
et Cantor, mort en 1197. Ces derniers reprennent les arguments de Saint Eadmer
et d’Osbert de Clare tout en distinguant clairement la génération active de la
génération passive.
Abélard défend ainsi l’idée
selon laquelle l’acte générateur n’est pas nécessairement péché dans l’ordre
actuel, acte sans lequel l’homme ne peut ni se conserver ni se développer. Avant
lui, Saint Bède avait déjà affirmé que Saint-Jean Baptiste, conçu
miraculeusement, d’une mère stérile et d’un père avancé en âge, a été conçu
sans immixtion de la concupiscence charnelle. La transmission du péché
originel par l’acte générateur est ainsi remise en cause. Et s’il n’y a pas
nécessairement concupiscence dans l’acte charnel, le terme de la génération
active ne contracte pas automatiquement l’empreinte du péché. Finalement,
Abélard peut conclure que la chair peut alors être sainte au sens le plus
large, ce qu’il se produisit avec la Sainte Vierge. En dépit de ses avancées, la
voie qu’il ouvre soulève de nombreuses contestations peu propices à
l’éclaircissement de la question…
Au temps des grands
scolastiques, nombreuses théories sur la sanctification de Sainte Marie
En effet, les débats portent
désormais sur les relations entre la chair et le péché lors de la
conception. La chair contient-elle le péché en ce sens qu’elle contient ce
qui plus tard amènera le péché dans l’âme ? L’idée dominante du XIIIe
siècle portant sur la sanctification de Sainte Marie est celle de sa
purification par la grâce divine dans le sein de sa mère après l’infusion de
son âme dans son corps, la sanctification ayant en effet pour objet l’âme.
Comme le remarque Alexandre de Halés (1185-1245), « le péché n’est pas formellement dans la chair »[14]. Il est alors dit qu’elle contient le péché virtuellement. De même, la chair est dite sanctifiée virtuellement quand elle ne le contient pas. Ainsi, les scolastiques peuvent parler de sanctification en deux sens très différents.
Selon une théorie signalée
par Saint Bonaventure (v. 1217-1274), il y a sanctification directe
de l’âme de Sainte Marie dès sa création avant d’être unie au corps. La
grâce de la sanctification a alors prévenu dans son âme la tâche du péché
originel, ce qui signifie que la sanctification de Sainte Marie a eu lieu avant
l’union de l’âme et du corps. Cette grâce dépend et vient de Notre Seigneur
Jésus-Christ d’une manière particulière. Cette théorie ne rallie pas Saint
Bonaventure qui préfère une purification de Sainte Marie après contraction
du péché originel, idée qui lui semble plus commune et raisonnable,
notamment en raison de l’universalité du péché. Il est aussi attaché au
lien qui existe entre concupiscence et péché. Cependant, il ne nie pas la
possibilité d’une sanctification dès le premier instant et donc d’une
réelle préservation mais il ne lui semble pas convenir qu’à de Notre Seigneur
Jésus-Christ.
Fidèle à l’enseignement de ses
maîtres et celui de Saint Bernard, Saint Thomas d’Aquin (1225-1274) maintient
que la Sainte Vierge n’a pas pu être purifiée du péché originel avant
l’infusion de l’âme raisonnable dans son corps puisque la sanctification
s’applique uniquement et directement à la personne. Il considère aussi qu’elle
n’a pas pu être préservée du péché originel puisque ce privilège est réservé à
Notre Seigneur Jésus-Christ. Il est rédempteur de tous sans avoir besoin
lui-même de rédemption. Pourtant, dans certains de ses écrits, Saint Thomas
d’Aquin proclame Sainte Marie toute pure, indemne du péché originel ! Mais
ces écrits seraient apocryphes, mal interprétés, ou encore extrapolés. Sa
position sur l’Immaculée Conception fait alors l’objet de vives controverses au
XIIIe siècle et jusqu’à maintenant…
Les grands scolastiques, de
réels progrès pour l’Immaculée Conception
Saint Thomas d’Aquin et les
autres grands scolastiques ont-ils vraiment attaqué la doctrine de l’Immaculée
Conception telle qu’elle est définie aujourd’hui ? En réalité, ils
s’opposent à la doctrine telle qu’elle a été proposée au XIIe siècle, doctrine
qui s’appuyait sur des propositions portant sur la sanctification de la
chair et sur la transmission physique du péché héréditaire par l’acte
générateur.
Par leur enseignement, ils
ont en fait précisé ce qu’est le péché originel. Celui-ci ne consiste
pas dans la concupiscence mais dans la privation de la justice originelle,
considérée dans l’élément qui donne à notre volonté d’être soumis à Dieu d’une
façon permanente. En outre, ils mettent en exergue la véritable difficulté
que soulève l’Immaculée conception, c’est-à dire l’universalité de la
Rédemption et donc du péché originel. Seul Notre Seigneur Jésus-Christ est
exempt du péché originel. Par leurs éclaircissements, ils posent le problème
dans de bons termes et ouvrent ainsi la voie à une véritable réponse. Cependant,
ils considèrent le salut de Sainte Marie comme celui de toute personne selon la
notion commune de la rédemption et restent attachés à des théories
philosophiques ou théologiques connues de leur époque. Ainsi, ils ne
peuvent encore apporter au problème une réponse satisfaisante…
La sanctification immédiate
de Sainte Marie, le retour à la possibilité et à l’idée de convenance…
À la fin du XIIIe siècle,
Guillaume de Ware (v. 1260-v. 1305) recense l’ensemble des positions sur
l’Immaculée Conception et en distingue trois. La première affirme que la
bienheureuse Marie a été conçue dans le péché mais qu’elle en a été purifiée
immédiatement dans un seul et même instant. La seconde affirme aussi que la
Sainte Vierge a été conçue dans le péché mais n’admettent pas une purification
immédiate. Enfin, la troisième nie qu’elle ait contracté le péché originel. Il
s’attache résolument à cette dernière hypothèse et tente de prouver sa
possibilité et sa convenance en reprenant les arguments de Saint Anselme et
de ses disciples. Selon Ware, il est convenable que Notre Seigneur Jésus-Christ
ait voulu préserver sa Mère de toute souillure afin qu’elle soit aussi pure que
possible. Et reprenant l’argument de Saint Eadmer, il conclut : ce
qu’Il pouvait faire, ce qu’il était convenable de faire, Il l’a fait par piété
filiale. Cependant, rajoute-il, Sainte Marie a eu besoin de la Passion
et de la mort de son Fils pour obtenir la pureté qui lui est propre.
Duns Scott, vers la
résolution des apparentes contradictions
Le second argument des
adversaires est tiré des conditions auxquelles Sainte Marie nous paraît
soumise. Elle a été conçue de la même façon que les autres créatures en
vertu d’une génération soumise à la concupiscence. Par conséquent, selon la
théorie portant sur la transmission du péché originel par sa chair, celle-ci a
transmis la souillure à l’âme lors de leur union. Duns Scott oppose cette
théorie à la doctrine de Saint Anselme selon laquelle la chair n’agit pas
comme cause physique dans la transmission du péché originel en ce sens
qu’elle ne contient pas la raison ou la condition pour laquelle Dieu ne confère
pas la grâce sanctifiante à ceux qui naissent privés de l’intégrité primitive.
En outre, comme l’infection de la chair qu’on suppose reste présente dans
l’enfant après le baptême, elle n’est donc, par rapport au péché originel, ni
cause suffisante ni cause nécessaire. Pourquoi Dieu n’aurait-Il pas alors infusé
la grâce dans l’âme de Sainte Marie au moment même où Il la crée et
empêcher de la sorte que la souillure de la chair n’entraîne avec soi la tache
du péché proprement dit ? Cette raison reste valable si l’infusion de l’âme
dans le corps se réalise au début de la génération. Dieu restant libre de
faire une exception, Duns Scott la juge alors convenable.
Duns Scott distingue aussi l’immunité
de Sainte Marie et celle de son Fils. Sainte Marie est exempte du péché
originel par grâce en vertu d’une application spéciale des mérites de
l’unique Rédempteur. Notre Seigneur Jésus-Christ est exempt de toute tache
en droit et de par sa conception virginale en sorte qu’il ne peut être question
ni de rachat ni de préservation, ni de purification quelconque. Là réside le
privilège exclusivement personnel du Fils.
L’Immaculée Conception, la
solution la plus convenable et la plus excellente
Malgré ses réserves, l’influence
de Duns Scott est puissante et efficace. Il simplifie la question sur la
sanctification de Sainte Marie et distingue et sépare nettement différentes
notions autrefois mêlées, rejetant les questions secondaires à l’arrière
plan pour ne s’occuper que de l’essentiel. Pour lui, dire que Sainte Marie est
exempte du péché originel ou qu’elle est conçue sans péché, c’est affirmer que
son âme, créée par Dieu et unie au corps pour l’animer, est au même instant ornée
de la grâce sanctifiante. En d’autres termes, c’est affirmer que la Mère du
Verbe incarnée n’est jamais, pas même un instant, atteinte de la souillure du
péché.
L’autre mérite de Duns Scott
est de supprimer l’obstacle que rencontraient les grands scolastiques du XIIIe
siècle qui proclamaient la sainteté de la Vierge, sauf pour le premier instant
de son existence. Ils le jugeaient en effet impossible dans l’ordre actuel où
tout rejeton d’Adam est un racheté du Christ. Duns Scott a supprimé cet
obstacle grâce à une solution plus glorieuse pour le Christ et plus
honorable pour la Mère de Dieu tout en l’incluant dans l’œuvre de la Rédemption.
Ainsi, l’Immaculée Conception devient un cas particulier, rentrant dans la
croyance générale de l’Église en la pureté parfaite et la sainteté suréminente
de la Mère de Dieu. Il parvient ainsi à concilier ce qui paraissait
difficilement conciliable. « Le
travail des siècles suivant consistera à mettre en relief la convenance du
privilège et à en confirmer l’existence par l’étude et l’exploitation des
éléments positifs du dogme, enveloppés dans les saintes Lettres et l’ancienne
tradition. »[18]
Conclusions
Comme
nous l’avons évoqué, en raison de sa maternité divine et de sa place
extraordinaire dans l’œuvre de la Rédemption, les grands docteurs de la
scolastique ont cherché à définir le privilège extraordinaire de Sainte Marie,
soulevant de nombreux problèmes et incompréhensions principalement en raison
d’un enseignement imprécis sur différentes notions auxquelles ce dogme
est associé. De nombreuses questions accessoires ont aussi parasité les
débats et faussé les jugements. Cependant, tous ont été conscients qu’elle
n’était qu’une opinion tant qu’aucune position n’avait pas été fixée par
l’autorité pontificale, s’y soumettant en avance. Celle déclaration ne pouvait
non plus se produire sans que les prétendues difficultés ne perdent de leur
pertinence et que n’éclate la vérité.
Contrairement
aux paroles du pasteur qui lèvent les obstacles pour ne point avancer, si ce
n’est dans l’accusation, l’Église cherche à éclairer davantage les âmes en
puisant dans l’inépuisable trésor que Dieu lui a confié toute la vérité qu’Il a
bien voulu nous transmettre. C’est ainsi que croit la semence divine dans la
réalité humaine, semence qui parfois se lève dans le cœur des fidèles avant
même qu’elle ne donne lieu à un enseignement clair et précis, semence qui
parfois se lève dans une terre difficile tant elle est travaillée par des
pensées bien humaines …
Notes et références
[1] Pasteur
Jérémy Duval, Regard protestant sur Marie, conférence du 12 août 2014, arras.catholique.fr.
[2] Notre étude
s’appuie sur le Dictionnaire de théologie catholique, article « Immaculée
Conception », M. Jugie,
sous la direction de Jean Michel Alfred Vacant et continué sous celle de E.
Mangenot, 1902-1950. S’ajoutent aussi d’autres références.
[3] Voir Émeraude,
mars 2013, articles « Le pélagianisme : son histoire » et
« Le pélagianisme : sa doctrine ».
[4] Saint
Augustin, De la Nature et de la grâce.
[5] Saint
Augustin, De la Nature et de la grâce.
[6] Par
exemple, R. P. Dom Prospet Géranger, abbé de Solesmes, dans Mémoire
sur la question de l’Immaculée Conception de la Très-Sainte Vierge, Mgr
Thomas Gousset, cardinal archevêque de Reims dans La croyance générale et constante
de l’Église touchant à l’Immaculée Conception de la Bienheureuse Vierge Marie,
A. Vacant et E. Mangenot dans leur Dictionnaire théologique catholique.
[7] Par
exemple, J. Tixeront dans Histoire des dogmes, tome II, de
Saint Athanase à Saint Augustin, B. Sesboue dans Les Signes du Salut,
Troisième Partie, chap. XVIII.
[8] Saint
Augustin, Oput imperf. contra Julianum, livre IV, chap. CXXII.
[9] Voir Émeraude,
mars 2021, article « L'homme, l'union d'un corps naturel et d'une âme
rationnelle. Il n'est ni un corps, ni une âme, encore moins deux entités
juxtaposées qui s'ignorent... ».
[10] Saint
Anselme, De conceptu virginaii, 18, PL 158.
[11] Voir Émeraude,
décembre 2022, article « L’Immaculée Conception, une invention ?
Non, une vérité révélée qui s’est éclaircie avec le temps ».
[12] Saint
Eadmer, Traité sur la conception de Marie, n°10, 11 et 13.
[13] Osbert
de Clare, Sermon de la sainte conception de Marie.
[14]
Alexandre de Halés, Summa, 1, q. XI, m. III.
[15] Plus
tard, les deux modes de rançon seront appelés « rédemption libératrice » et « rédemption préservatrice ». Le premier consiste à payer la
rançon de quelqu’un quand il est déjà dans les fers, le second à la payer avant
que le droit de servitude ne s’exerce bien qu’il soit acquis.
[16] Duns
Scott, Commentaire sur les Sentences, Ad quaestionem dico, n°9-10.
[17] Duns
Scott, Commentaire sur les Sentences, dist. XVIII, q. I, n°3, t. XIV.
[18]
Dictionnaire théologie catholique, article « Immaculée conception ».