L’affaire qui a secoué l’Église
et l’a divise encore, où se mêlent des questions religieuses et politiques, est
instructive pour notre étude sur le culte et la doctrine mariale. Bien que
Sainte Marie ne soit pas directement au centre de cette crise, l’affaire
illustre et explique son rôle et son importance en tant que Mère de Dieu. C’est
pourquoi nous allons nous y attarder sans néanmoins la décrire sous tous ses
aspects …
La remise en cause du titre de « Theotokos »
Que se passe-t-il dans la cité
impériale pour provoquer tant de remous ? Dans sa prédication, le prêtre
d’Antioche, Anastase, s’en prend aux chrétiens qui utilisent une expression pour vénérer Sainte Marie, celle
de «Theotokos », que nous
traduisons communément par « mère de
Dieu », expression qu’il juge erronée et qui pourtant est très chère à
la population.
L’ancienneté du titre « Theotokos »
Papyrus du manuscrit grec de la prière ‘sub tuum praesidium ’. |
D’autres sources plus sûres nous
apprennent aussi qu’au IVe siècle, il était déjà en usage. Dans sa lutte contre
l’arianisme, Saint Alexandre d’Alexandrie (v. 250-326) puis Saint Athanase (v.296-373)
défendent dans leurs écrits le titre de « Theotokos » qu’ils attribuent à Sainte Marie. Nous pouvons
alors penser que Sainte Marie était déjà vénérée sous ce titre avant le IVe
siècle. D’autres Pères de l’Église l’ont aussi employée au point que Julien
l’Apostat (v. 331-363) remarquait que « les chrétiens ne cessent pas d’appeler Marie Theotokos. »[4]
Finalement, comme l’affirme déjà
au IVe siècle Sainte Grégoire de Nazianze (329-390), « si quelqu’un pense que Sainte Marie n’est pas Mère de Dieu, il
est en-dehors de la divinité »[5].
Il écrit sans-doute contre Apollinaire (v.310-v.390), évêque de Laodicée et
condamné pour hérésie. Ce dernier s’est approprié du titre et l’a interprété
d’une manière à défendre sa doctrine erronée, nous montrant indirectement par
là son usage ancien. Finalement, Jean, patriarche d’Antioche (429-442), peut
naturellement affirmer à Nestorius que ce mot a été « composé, écrit, prononcé par de nombreux pères. »
Compte tenu de l’ancienneté du
l’usage du titre de « Theotokos »,
nous pouvons comprendre l’agitation populaire quand le patriarche de
Constantinople le remet en cause. Il attaque une dévotion ancienne, ancrée dans la piété chrétienne…
Alors qu’Apollinaire utilise le
titre de « Theotokos »
comme argument pour défendre et justifier des idées condamnées, Nestorius le
refuse en raison même de sa doctrine. Les deux hérésiarques sont en fait
confrontés au même problème, celui du mystère
de l’unité de Notre Seigneur Jésus-Christ ou tout simplement du mystère de l’Incarnation.
Le Verbe fait chair selon
Apollinaire d’Antioche
Or, selon son argumentation, ceux
qui admettent les deux natures en Notre Seigneur Jésus-Christ, ils n’ont pas
d’autre choix que d’affirmer deux fils, Fils de Dieu pour celui qui est
descendu du ciel, et fils de l’homme pour celui qui est né de Sainte Marie. Par
conséquent, il n’est plus possible pour eux d’affirmer que Sainte Marie est
Mère de Dieu, ce qui est contraire à
l’usage courant et à la piété populaire…
La doctrine d’Apollinaire n’est
guère satisfaisante puisqu’elle compromet le mystère de la Rédemption. En effet,
en niant l’âme humaine de Notre Seigneur Jésus-Christ, il remet en cause le salut même de l’homme. Car « cela seul est sauvé qui est assumé »[7].
C’est justement parce qu’Il a sur lui toute notre humanité qu’Il peut la sauver
et la diviniser. « Ce n’est pas le
corps seul, mais l’âme aussi qui a été sauvée dans le Verbe »[8],
nous rappelle Saint Athanase. Enfin, Apollinaire
nie une réalité, celle de la nature
humaine du Christ. « C’est
méconnaître tout le réalisme concret de l’Évangile, oublier tout ce qu’il nous
révèle de l’âme sainte, et du cœur humain de Jésus. »[9]
Dans la Sainte Écriture, le terme « chair » désigne l’homme tout entier, corps et âme.
Soulignons, et c’est un fait
permanent dans l’histoire de l’Église, les deux mystères que sont ceux de l’Incarnation
et de la Rédemption sont intimement liés. La
compromission de l’un conduit à celle de l’autre.
D’où vient alors l’erreur
d’Apollinaire ? Il confond en fait deux concepts, celui de la nature et
celui de la personne. Cherchant l’unité
de personne, il en vient à vouloir l’unité de nature.
Les dangers d’une unité mal
comprise
Si Théodore défend l’unité de
Notre Seigneur Jésus-Christ, évitant toute confusion de nature et toute division
de personne, il éprouve des difficultés pour l’expliquer, laissant entendre
qu’elles se sont unies pour donner finalement le Christ, c’est-à-dire que celui-ci n’est pas identiquement l’unique
Fils de Dieu. Il parle en effet de « conjonction ». « Unique
est le Fils, à cause de la conjonction exacte des deux natures opérées par la
volonté divine »[10].
C’est pourquoi Mopsueste refuse de dire clairement que Marie est Mère de Dieu :
« quand on nous demande si Marie est
mère d’un homme ou mère de Dieu, disons que pour nous, elle est l’une et
l’autre, l’une par la nature des choses, l’autre par relation. Mère d’un homme,
elle l’est pas nature, puisque c’est un homme qui en est sorti ; mère d’un
Dieu, elle l’est, puisque Dieu était dans l’homme qu’elle a enfanté… »[11]
Finalement, son discours reste clair : « c’est une folie de dire que Dieu est né d’une vierge… ce qui est né de
Marie, c’est l’homme. »[12]
Prêtre d’Antioche, Nestorius ne fait que finalement reprendre la doctrine de son maître poussée à l’extrême…
Notre Seigneur Jésus-Christ, la
conjonction de deux natures selon Nestorius
Comme Apollinaire, Nestorius
confond nature et personne. Puisqu’il distingue les natures en Notre Seigneur
Jésus-Christ, nature humaine et nature divine, il en vient à distinguer en Lui
les personnes, personne humaine et personne divine, deux sujets autonomes.
Quand il entend que Marie est mère de Dieu ou que Dieu a souffert, il comprend que Marie est la mère de la
divinité ou que la nature divine a subi la passion et la mort, ce qui peut
évidemment ne pas accepter.
Pour expliquer l’unité de Notre
Seigneur Jésus-Christ, Nestorius utilise le terme de « prosopion ». Il parle de « la distinction des natures, quant à
l’humanité et à la divinité, et leur conjonction en un seul prosopion »[14].
Le « prosopion » ne serait-il
en fait que le terme et le résultat de
la conjonction des deux natures et de l’union de deux natures existant d’abord
séparément ? Distinguant si nettement le réalisme des deux natures,
Nestorius ne parviens pas à les ramener une seule personne clairement conçue,
mettant ainsi en péril l’unité du Christ. Il en vient alors à d’habiles
distinctions, à des « exercices
d’équilibre »[15],
à des subtilités qui dépassent et
heurtent le sentiment chrétien, qui ne veut point séparer dans le Christ
l’homme et le Dieu, que traduit finalement le titre de « Theotokos ». Notre Seigneur
Jésus-Christ est Notre Seigneur et Notre Dieu tout simplement. Mais si ce n’est
pas Dieu qui a souffert pour nous sur la Croix, comment cette même Croix
peut-elle nous sauver ?...
Il est dangereux de se heurter au
sentiment du peuple chrétien. Par ses discours et ses affirmations
malencontreuses, Nestorius déclenche un véritable scandale qui provoque des
troubles et des agitations. Les incidents se multiplient. Un tract finit par
accuser le patriarche Nestorius d’hérésie…
Le Verbe fait chair
Devant Nestorius, Proclus, évêque
de Cyzaque, lui rappelle le mystère de l’Incarnation et exalte les
grandeurs de Marie, « la sainte Mère
de Dieu » : « Dieu a habité
du sein de la Vierge […] Dieu est né d’une
femme […] Le Christ n’est pas devenu
Dieu au terme d’un progrès, mais il s’est fait homme, par miséricorde, comme
nous le croyons. Nous ne prêchons pas un homme divinisé, mais un Dieu fait
chair. »[16]
Dans une précédente lettre, Saint
Cyrille est encore plus clair pour justifier le titre de « Theotokos » que les chrétiens
attribuent à Sainte Marie. « Ce
n’est pas un homme ordinaire qui a d’abord été engendré de la sainte Vierge et
sur lequel ensuite le Verbe serait descendu, mais c’est pour avoir été uni à
son humanité dès le sein même qu’il est dit avoir subi la génération charnelle,
en tant qu’il s’est approprié la génération de sa propre chair […]. C’est ainsi que [les saints Pères] se
sont enhardis à nommer la sainte Vierge Mère de Dieu, non que la nature du
Verbe ou sa divinité ait reçu le début de son existence à partir de la Sainte
Vierge, mais parce qu’a été engendré d’elle son saint corps auquel le Verbe
s’est uni selon l’hypostase et pour cette raison est dit avoir été engendré
selon la chair. »[18]
La maternité divine défendue et
enseignée par l’Église
En 451, le concile de Chalcédoine définit clairement le symbole de
foi que nous devons professer : « nous
enseignons tous unanimement que nous confessons un seul et même Fils, Notre
Seigneur Jésus-Christ, le même parfait en divinité, et le même parfait en
humanité, le même vraiment Dieu et vraiment homme, [composé] d’une âme
raisonnable et d’un corps, consubstantiel au Père selon la divinité, et même
consubstantiel à nous selon l’humanité, en tout semblable à nous hors le péché,
avant les siècles engendré du Père selon la divinité, et aux derniers jours le
même (engendré) pour nous et notre salut de la Vierge Marie, Mère de Dieu selon
l’humanité. »[19]
En 680-681, Le IIIe concile de Constantinople répète cette profession de foi
tout en la renforçant en précisant que la Sainte Vierge « est de plein droit et véritablement Mère de
Dieu, selon l’humanité »[20].
Sainte Marie a vraiment enfanté
et, par conséquent, elle est véritablement Mère comme toutes les autres mères
le sont par suite de la conception et de l’enfantement, et elle a, au sens
propre, enfanté Dieu, le Verbe ou la seconde Personne de la Trinité et non une
nature humaine sans subsistance et pas davantage une nature humaine subsistant
en elle-même. Sainte Marie n’a pas en
effet enfanté une nature abstraite mais bien une Personne concrète, Notre
Seigneur Jésus-Christ. Elle n’est pas la cause de l’union de cette divine
Personne avec la nature humaine, mais l’humanité formée d’elle et non pas du
néant fut, dès le premier moment de son existence, unie au Verbe, et le Verbe, en tant que possesseur de la
nature humaine, est né d’elle. « Dieu
est né d’elle, non pas comme si la divinité du Verbe avait pris d’elle le
principe de son Être, mais parce que Dieu, le Verbe même, qui, en dehors du
temps et avant tout le temps, est né du Père et qui existe sans commencement et
éternellement, ainsi que le Père et le Saint-Esprit, a, dans les derniers
jours, à cause de notre salut, séjournée dans son sein et, sans changer, a pris
chair en elle et est né. Car ce n’est pas simplement un Homme qu’enfanta la
Sainte Vierge, mais un Dieu véritable, non pas un Dieu sans chair, mais le Dieu
devenu chair. »[21]
Conclusions
Pour répondre aux erreurs de
Nestorius, le concile d’Éphèse a justifié le fondement théologique de la
dévotion chrétienne à la « Theotokos »,
fondement qui réside dans le mystère du Verbe incarné. Les Pères du concile
n’ont donc pas craint de l’appeler « Mère
de Dieu » et ont enseigné explicitement la maternité divinité de
Sainte Marie en sa liaison avec le mystère de l’union hypostatique. Comme le
rappelle encore le pape Pie XI [23],
le dogme de la maternité divine de la
Sainte Vierge est une conséquence nécessaire du dogme de l’Incarnation tel
qu’il a été défini par l’Église. « Toute
cette dispute sur la foi n’a été engagée que parce que nous étions fermement
convaincu que la Sainte Vierge est Mère de Dieu. »[24]
Croyons-nous alors que la
maternité divine n’est pas sans conséquence pour Sainte Marie ? Par cette
maternité, elle a acquis une telle dignité et contracté des relations si
intimes avec le Verbe fait chair, comme avec la divinité d’une manière
générale, qu’on doit faire dériver de
cette maternité tous ses privilèges
de grâce et d’honneur. « Tout ce
que Marie est, elle l’est par son Fils ; tout ce qu’elle a reçu, elle l’a
reçu à cause de son Fils. C’est pourquoi « Mère de Dieu » est son
titre d’honneur dogmatique le plus élevé, un titre auquel nulle autre créature
ne peut atteindre. »[25]
Notes et références
[1] Marie,
Mère de Dieu, Christian-Philippe Chanut, revu Tu es Petrus, n°31, 1993,
calves.org,
9 février 2022.
[2]
L’antienne a été retrouvée sur un papyrus égyptien, découvert en 1917. Il
repose à l’université de Manchester. « Sous
la protection de ta miséricorde, nous nous réfugions, ô Mère de Dieu ».
Voir L’antienne
mariale grecque la plus ancienne, P. F. Mercenier.
[3] Socrate,
Histoire
ecclésiastique, VII, 32, PG 67, 812 A.
[4] Voir Contre
Julien, Saint Cyrille d’Alexandrie, I, 9.
[5] Saint
Cyrille de Nazianze, Épitre 101, 16, Sources chrétiennes,
208.
[6]
Apollinaire, De fide et incarnatione, 6.
[7] Saint
Grégoire de Nazianze, Épître 107.
[8] Saint
Athanase
[9] P.-TH.
Camelot, Les conciles d’Éphèse et de Chalcédoine 431 et 451,
Introduction, Tome II de l’Histoire des conciles œcuméniques,
publiée sous la direction e Gervais Dumeige, s.j., 1962.
[10]
Théodore de Mopsueste, Homélie catéchétique, m, 10.
[11]
Théodore de Mopsueste, De I’Incarnation, XV.
[12]
Théodore de Mopsueste, Contre Apollinaire.
[13]
Nestorius dans Socrate, Histoire ecclésiastique, VIII, 29,
32.
[14]
Nestorius, deuxième lettre à Saint Cyrille d’Alexandrie dans Les
conciles d’Éphèse et de Chalcédoine 431 et 451, P.-TH. Camelot.
[15] Aman, Dictionnaire
de théologie catholique, 11, 1, Paris, 1903.
[16]
Proclus, PG65, 680.
[17] Saint
Cyrille d’Alexandrie, Troisième lettre de Cyrille à Nestorius,
novembre 430, PG 77,105-112, dans Les conciles d’Éphèse et de Chalcédoine 431
et 451, P.-Th. Camelot, texte III.
[18] Saint
Cyrille d’Alexandrie, Deuxième lettre de Cyrille à Nestorius,
22 juin 431, lue au concile d’Éphèse (431), et approuvé par lui, Denzinger
251.
[19] Concile
de Chalcédoine, Profession de foi de Chalcédoine, 5ème session, 22
octobre 451, Denzinger 301.
[20] IIIe
concile de Constantinople, 18e session, 16 septembre 681, Denzinger
555.
[21] Saint
Jean Chrysostome, De la foi orthodoxe, III, 12.
[22] P.-TH.
Camelot, Les conciles d’Éphèse et de Chalcédoine 431 et 451, chapitre
II.
[23] Voir
encyclique Lux veritatis, Pie XI, 25 décembre 1931.
[24] Saint
Cyrille, PG 77, 172-181.
[25] Mgr
Bernard Bartmann, Précis de théologie dogmatique, Tome I, Appendice, §110, 5ème
édition, éditions Salvator, 1944.