Le refus de la peine éternelle en enfer
ou tout simplement le rejet de l’existence de l’enfer au sein des communautés
chrétiennes ne sont pas des erreurs nouvelles. C’était aussi une objection des païens à l’égard du
christianisme. Saint Augustin les connaît déjà et les a longuement réfutées[1]. Pour répondre
aux païens, il s’appuie sur leur propre manière d’appliquer la justice et
montre la cohérence de la doctrine chrétienne. Pour les chrétiens, il réfute
facilement leur interprétation erronée de la Sainte Écriture en
raison de leur manière de penser, une pensée bien humaine et sensible. Il souligne
aussi leur incohérence puisque leur croyance les conduit à restreindre la
miséricorde même de Dieu, voire à remettre en cause la vie éternelle des
bienheureux. Leur opinion n’est pas seulement une erreur mais présente aussi
des dangers…
Dans
son commentaire sur notre symbole de foi[2], Saint
Thomas d’Aquin traite de l’article portant sur la vie éternelle, c’est-à-dire
sur ce qui adviendra de nous après la mort. Après avoir commenté ce qu’il
arrive aux bons et aux méchants lorsque leur âme se sépare de leur corps, notamment
des peines du damné, il réfute toute
idée d’injustice que pourrait faire paraître la damnation éternelle et donc
la répugnance que nous pourrions éprouver devant cette vérité.
L’idée
de justice contre l’éternité des peines
Selon
Saint Thomas d’Aquin, l’éternité des peines de l’enfer peut en effet nous
paraître injuste tant elle paraît bien
différente de l’idée première que nous pouvons avoir de la justice. Nous
allons donc identifier quelques éléments de la justice telle que nous la
concevons.
Dans
notre monde imparfait, où le bien et le mal se côtoient, où l’homme est capable
de changer, de passer de l’un à l’autre, nous
mêlons toujours à l’idée de peine celle de la correction. L’amende ou
l’emprisonnement n’ont pas en effet pour but unique de punir ou d’éteindre tout
esprit de vengeance. Ce sont aussi des moyens pour éclairer les intelligences et redresser
les volontés afin que le coupable reconnaît ses torts et ne reproduise pas
sa faute. Nous attendons donc de la peine une
vertu médicinale. Derrière l’idée de toute punition, il y a toujours une
idée de seconde chance, de purification et finalement de pardon. Or, selon
l’enseignement de l’Église, pour une faute commise en peu de temps, nous
pouvons vivre une éternité de souffrances sans aucun espoir de rémission et de
pardon. …
Des
fautes différentes ne peuvent être suivies d’une même peine. Il y a en effet une graduation de la peine qui prend en
compte une graduation de la faute selon
sa matière et sa gravité. Le vol d’un pain, d’une voiture ou d’un enfant ne
peuvent être puni d’une même peine. Les peines doivent bien être différenciées
en fonction des fautes commises. Or, si la peine est éternelle pour tout péché
mortel, il ne peut y avoir une distinction de peine, même si les péchés mortels
sont différents.
En
outre, une peine ne peut excéder la faute comme nous l’apprend aussi la Sainte
Écriture. « Œil pour œil. Dent
pour dent. » Le critère de
proportionnalité est un élément essentiel de notre idée de justice. Il est
aussi un fondement de notre droit constitutionnel. Or, faut-il qu’une faute
réalisée en peu de temps soit punie par une peine éternelle ?
Finalement,
quand nous considérons notre conception de la justice, l’éternité de l’enfer
peut naturellement nous répugner. Faut-il alors changer notre façon de concevoir la justice pour adhérer à la
doctrine de l’Église ou faut-il réinterpréter
la doctrine de manière à imposer notre manière de penser ? La dernière
solution reviendrait inévitablement à remettre en cause l’enseignement même de
l’Église…
Quand
il expose la foi concernant l’éternité des peines de l’enfer, Saint Thomas
d’Aquin s’attaque naturellement à cette répugnance. Il revient en effet sur l’injustice apparente que présente la
damnation éternelle. « Ce n’est pas
contraire à la justice divine que quelqu’un subisse une peine éternelle »[3]. Il nous
donne quelques arguments pour justifier la damnation éternelle. Écoutons-le
attentivement…
L’état
de péché qui perdure
Revenons
néanmoins sur la notion de temps. Celle-ci
a en effet une certaine importance. Saint Thomas d’Aquin nous demande en effet
de prendre en considération l’état du
pécheur et non l’acte du péché en lui-même. « Il faut admettre que la peine est infligée au pécheur qui ne se repent
pas de son péché et qui donc perdure en lui jusqu’à la mort. » Le
temps en question n’est pas celui de l’acte commis par le pécheur mais le temps de sa volonté puisqu’il
demeure volontairement dans un état
de péché. Si la mort ne mettait pas fin à son existence, il continuerait à y
demeurer. Selon Saint Grégoire le Grand, « quoique la faute soit temporelle d’après l’acte, elle est cependant
éternelle dans la volonté. »[4] Saint Thomas en vient alors à cette
conclusion étonnante : « Et
comme il pèche dans son être éternel », c’est-à-dire dans son âme, qui
est immortelle, « il est rationnel
que Dieu le punisse éternellement. »
Plus
loin dans son exposé, Saint Thomas d’Aquin revient sur notre justice humaine.
Que faisons-nous en effet quand nous punissons une personne dans l’espoir de la
corriger ou de l’amender si malgré nos efforts, elle persiste dans sa
méchanceté ? Elle est de nouveau punie généralement d’une peine plus
lourde. Et les peines pourraient encore s’accumuler s’il récidive au point
qu’une vie humaine ne suffirait pas pour les satisfaire. Des criminels se
voient ainsi de nos jours condamnés d’un temps de prison qui dépasse parfois la
vie même d’un homme. Ainsi, de même, pour
celui qui s’obstine dans un état de péché jusqu’à sa mort, sa peine ne peut
avoir de terme final. Tant qu’il y demeure, la peine perdure. Or, après la
mort, il n’est plus possible de changer d’état et donc de se corriger…
Or,
« la confirmation dans le bien et l’obstination
dans le mal de l’âme humaine a lieu lorsqu’elle se sépare du corps. »[5] Tant qu’elle est unie au corps, elle peut
changer d’état puisque l’homme est dans un état de changement. C’est le
sens que Saint Thomas donne au verset biblique suivant, conformément à
l’interprétation des Pères de l’Église : « Si l’arbre tombe au sud ou au nord, ou quelque autre lieu, il y
sera. » (Ecclésiaste, XI, 3). « Ainsi
donc après cette vie ceux qui seront trouvés bons dans la mort auront pour
toujours leur volonté confirmée dans le bien, ceux qui seront trouvés mauvais
seront pour toujours obstinés dans le mal. »[6]
La
gravité du péché
Saint
Thomas d’Aquin traite aussi de la peine selon la gravité du péché qui est en
fait la véritable mesure que nous
devons prendre en compte lorsque nous voulons déterminer une peine. Il revient
alors sur la peine commise par le péché, c’est-à-dire sur la nature même du péché. Celui-ci est une offense faite à Dieu. Or,
la gravité d’une offense se mesure selon l’importance ou la dignité de la
personne offensée. Plus cette dignité est grande, plus l’offense est grave,
plus la sanction doit donc être forte. Nous pouvons aussi évaluer l’offense selon
l’écart en dignité de l’offenseur et de l’offensé. Par conséquent, comme l’offensé
est Dieu et qu’un abîme sans fond sépare l’homme de Dieu, l’offense qui Lui est commise est en quelques sortes infinie,
« d’où une peine en somme infini lui
est-elle due. »
Or,
une peine se mesure en intensité et en
temps. Comme l’homme est une créature, donc par nature limitée, une peine
qui lui est infligée ne peut pas être infinie en intensité. « D’où il reste qu’une peine de durée infinie
est due pour le péché mortel. » En outre, l’intensité de la peine peut
varier, même si la durée est identique. Selon la Sainte Écriture, les peines
sont bien différentes en enfer selon la gravité de la faute qui a conduit le
pécheur dans les ténèbres. Il n’y a donc pas
de contradiction entre éternité et différenciation dans les peines.
La
crainte de l’enfer
Il
est évident que le chrétien n’agit pas uniquement en fonction de cette peur
comme si elle était une crainte servile. Elle est plutôt une crainte filiale, similaire à celle qui doit régler en partie
les rapports entre les parents et leurs enfants. Nous agissons souvent en effet
selon cette crainte à l’égard de nos proches. Nous évitons aussi, il faut le
dire, de commettre des méfaits de peur d’avoir une amende ou d’aller en prison.
Un enfant sait combien cela peut lui coûter de faire une bêtise. Il ne veut
point non plus mécontenter ceux qu’il aime. Un amant n’oserait pas commettre non
plus une chose qui pourrait déplaire à son aimée bien que cette crainte ne soit
pas au centre de ses motivations. La
crainte est donc naturelle et bonne en soi. Devons-nous alors nous étonner
que nous n’agissions pas de même avec la justice divine quand nous aimons
Dieu ? Le chrétien craint donc
naturellement les châtiments de l’enfer. Qui pourrait le condamner d’agir
ainsi ?
La
crainte de la peine éternelle est alors un
remède préventif pour ceux qui ne sont pas dans un état de péché. Parfois,
elle est la dernière et ultime barrière qui nous empêche de commettre l’acte.
La peur du gendarme suffit souvent à nous rendre dociles. Mais elle a aussi une valeur médicinale pour celui qui
est dans un état de péché. S’il prend réellement conscience des conséquences de
son état et qu’il sait qu’à tout moment, il peut rejoindre le tribunal divin,
il ne peut vouloir que le quitter. S’il y persiste, il ne peut alors qu’en
vouloir qu’à lui-même. L’éternité de l’enfer peut donc être une peine
suffisamment effrayante et persuasive pour nous empêcher de commettre un péché
ou nous forcer à quitter notre état de pécheur.
Conclusions
Saint
Thomas d’Aquin nous rappelle aussi qu’au-delà du péché commis, c’est bien l’état de péché dans lequel se
trouve l’homme au moment de sa mort qui le conduit en enfer et à des peines éternelles.
Cet état dans laquelle la volonté de l’homme s’est obstinée jusqu’à sa mort à
demeurer nécessite une peine à la mesure
de cette obstination dans le refus de Dieu, une obstination qui le faire
perdurer hors de la vie divine. En comprenant bien ce qui est réellement
condamnée, nous pouvons alors saisir la justice de Dieu. La répugnance à l’égard
de la doctrine chrétienne sur la damnation éternelle s’explique alors par l’incompréhension de ce qu’est le péché et
l’état de péché, et finalement ce
qu’est la vie divine.
Comme
dans le symbole de foi du pape Damase, à la fin du Ve siècle, « nous sommes dans l’attente que nous
obtiendrons de Notre Seigneur Jésus-Christ, soit la vie éternelle en récompense
de notre bon mérite, soit la peine du supplice éternel pour nos péchés. »[7] Selon un
autre symbole de même âge, il est « de
foi droite que de croire et de confesser que […] ceux qui ont bien agi iront dans la vie éternelle, mais ceux qui auront
mal agi, au feu éternel. »[8] Enfin,
le pape Benoît XII définit que « selon
la disposition générale de Dieu les âmes de ceux qui meurent en état de péché
mort descendent aussitôt après leur mort en enfer, où elles sont tourmentés de
peines éternelles »[9].
Notes et références
[1] Voir Émeraude,
article
[2 Le Compendium Theologiae ou Bref résumé de la foi chrétienne de Saint Thomas d’Aquin est un abrégé de la doctrine chrétienne qu’il a écrit entre 1269 et 1272 à son ami Socius. Il l’a rédigé après avoir achevé ses grands traités. Il a donc une vision complète de la doctrine de l’Église. Cet ouvrage est souvent décrit comme son testament.
[3] Saint Thomas d’Aquin,
Bref
résumé de la foi chrétienne, Compendium Theologiae, Première
partie, 1er traité, E,
chapitre 183, trad. du Père Kreit, Nouvelles éditions latines, 1985.
[4] Réponse à l’objection
1, article 1.
[5] Saint Thomas d’Aquin,
Bref
résumé de la foi chrétienne, Compendium Theologiae, Première
partie, 1er traité, E,
chapitre 184.
[6] Saint Thomas d’Aquin,
Bref
résumé de la foi chrétienne, Compendium Theologiae, Première
partie, 1er traité, E,
chapitre 174.
[7] Damase, Formule de
foi appelée Fides Damasi, Denzinger n°72.
[8] Symbole de foi dit Clemens
Trinitas, ou encore appelé Fides catholica Sancti Augustini episcopi,
Ve ou VIe siècle, Denzinger n°76.
[9] Benoît XII,
Constitution Benedictus Deus, 29 janvier 1336, Denzinger 1002.