jeudi 28 mai 2015

Le temps de Newton

Généralement, nous concevons le monde selon trois dimensions relatives à l’espace (hauteur, largeur, longueur) et selon le temps. Un phénomène en mouvement se repère ainsi en fonction de données spatiales et temporelles. Inconsciemment peut-être, nous l'imaginons dépendant du temps au point que nous pourrions croire que le temps existe sans les phénomènes. Nous pourrions alors croire que le temps est une réalité concrète, matérielle, antécédent aux choses de ce monde, une sorte de réceptacle des choses qui nous entourent. La pensée antique et médiévale a une pensée différente du temps. Il en serait qu’une conception intellectuelle et construite, certes tirée du réel, mais fictive. Le temps est un « être de raison ». Des esprits bien pensants pourront alors rire d’Aristote ou de Saint Thomas d’Aquin, de tous ces penseurs dépassés. Ils n’hésiteront pas à rappeler que le temps est une réalité. Avec un ton hautain, ils souligneront peut-être qu’il façonne même le monde. Le temps n’est-il pas une condition nécessaire de l’évolution ? Or la science a depuis plus d’un siècle confirmé les propos des philosophes antiques. Le temps n’est qu’une construction intellectuelle qui manifeste les propriétés du monde. D'où vient alors cette notion de temps réel si ancrée dans notre conscience ?

Dans son château de Vincennes, le roi de France scrutait souvent son sablier pour bien profiter du temps de la journée aux affaires du royaume et à celles de son âme. Il n’était pas le seul à travailler ou à prier en fonction du temps ou plutôt de l’écoulement du sable. Nos lointains ancêtres connaissaient aussi le temps qui passe comme l’attestent encore ces étranges vestiges du passé qui semblent indiquer l’heure du jour. Sommes-nous en train de divaguer ?...

Vers un monde quantitatif

Les mesures anciennes et modernes portent-elles vraiment le même sens ? Dans le Royaume de France, le mètre n’était pas encore en usage. On parlait plutôt de pieds ou de pouces. Effectivement, les mesures du temps et de l’espace se référaient à des objets qui existent. C’était en fonction des grains de sable qui restaient encore à s’écouler que le roi pouvait estimer le temps qui lui restait pour finir son ouvrage. C’était en fonction de la position du soleil que les paysans des temps anciens évaluaient le temps. C’était en fonction de la longueur de son pied qu’ils évaluaient la distance. En un mot, la « mesure » du temps ou de l’espace se rapportait toujours à un objet bien réel. Elle était estimée, évaluée, qualifiée. Elle nécessitait une règle physique. Aujourd'hui, grâce à l’horloge interne de nos équipements informatiques ou d’un serveur de temps dans nos réseaux, nos écrans nous donnent l’heure exacte, précise, à la seconde près. Des instruments nous mesurent l’infiniment petit selon une précision extraordinaire. L’univers est aujourd'hui mesurable sous toutes ces formes. Sans ces données quantitatives, notre monde moderne ne pourrait pas fonctionner.

De nos jours, nous sommes habitués à manipuler des chiffres pour de nombreux usages. Nous sommes en effet entourés de nombreux outils qui nous donnent de multiples données. La balance électronique, la montre, le GPS, le compteur de vitesse en sont des exemples bien vivants de notre réalité. Tout se mesure ou presque. Nos principales activités se reposent aussi sur l’informatique qui ne fonctionne que parce que nous avons mathématisé le monde qui nous entoure au point de créer un monde entièrement virtuel. Les paroles, les images, les films se transforment en une succession de binaires, une suite de 0 et de 1 manipulables. Un fichier ou un programme ne sont finalement qu’un ensemble de 0 et de 1 qui se suivent et subissent de multiples traitements et calculs. Habitués à ce monde de chiffres et de mesures, nous oublions souvent qu’avant le XVIIe siècle, les esprits scientifiques étudiaient le monde non de manière quantitative mais qualitative. 

La première tentative de conception quantitative et physique du temps revient à des scolastiques. Robert Grossetête, Jean Buridan et Nicolas Oresme ont élaboré un diagramme à deux dimensions pour indiquer les valeurs de la vitesse de mouvement en fonction du temps. Ils ont également déterminé la vitesse moyenne dans le cas d’un mouvement quelconque. Généralement, nous reconnaissons à Galilée le mérite d’avoir élaboré la première formule scientifique de la dynamique, c’est-à-dire de l’étude du mouvement. Il a déterminé en effet la loi de la chute des corps. Il semble être le premier à établir une loi mathématisée, c’est-à-dire une relation entre des grandeurs mathématiques à signification physique de certains phénomènes. Dans sa formule, il a fait figurer le temps. C’était une véritable révolution au moins conceptuelle. Il a en effet innové en choisissant le temps comme variable d’une loi. Or à cette époque, nul ne s’était préoccupé de mesurer le temps de manière précise, c’est-à-dire quantitative. Des erreurs de plusieurs minutes par jour ne gênaient guère les usages et les réflexions. Il a fallu attendre le XVIIe pour voir arriver la première horloge à pendule relativement précise. L’erreur n’était plus que dix secondes par jour…

La révolution de Newton

Dans son ouvrage Principes mathématiques de la philosophie naturelle, Newton définit ce qu’il entend par temps, espace et mouvement. Ces définitions peuvent nous paraître étranges. Ne sont-ils pas connus de tous comme lui-même l’affirme dès le début de son ouvrage ? En fait, les définitions de Newton révolutionneront la pensée scientifique et notre vision du monde.

Concentrons-nous uniquement sur sa définition du temps. Newton distingue le temps absolu et le temps relatif, ou encore le temps mathématique et le temps vulgaire, le vrai et l’apparent. Les savants et les philosophes de son époque voient la notion du temps comme relative aux objets sensibles. Leur vision du monde est qualitative. Or Newton la change radicalement. Sa vision du monde est mathématique donc quantitative.



« Le temps absolu, vrai et mathématique, en lui-même et de sa propre nature, coule uniformément sans relations à rien d’extérieur, et d’un autre nom est appelé durée. Le temps relatif, apparent et vulgaire, est une mesure quelconque (qu’elle soit précise ou imprécise) dont le vulgaire se sert ordinairement à la place du temps vrai, tels, l’heure, le jour, le mois, l’année. »

Contrairement aux époques antérieures qui ne voient le temps qu’en fonction des objets ou phénomènes sensibles, Newton impose le temps absolu comme étant le seul temps, vrai et réel. Toute autre notion du temps est considérée comme vulgaire, c’est-à-dire non conforme, inadaptée à la véritable science. Il est non réel, imaginaire. Le savant anglais oppose bien le temps absolu et le temps relatif. Deux visions du monde différentes. Le temps de Newton est en fait une réalité en soi, indépendante du monde et des objets. Le monde est finalement dans le temps et se mesure selon le temps. Pourrions-nous conclure, sans trahir sa pensée, que le temps existe sans le monde ? Selon Newton, le temps est en effet absolu, c’est-à-dire sans référence à quoi que ce soit…

Newton introduit une autre innovation. Il définit le temps réel comme un flux continu au sens mathématique. C’est un nouveau concept d’une portée extraordinaire, source d’une autre invention encore plus géniale : l’instant sous forme de grandeur mathématique, sans dimension, discontinu. A partir du temps décrit comme flux continu, il construit géométriquement l’instant de la même façon qu’il a conçu ses « fluxions », c’est-à-dire l’équivalent des différentiels de Leibniz. Si le temps est un flux continu au sens mathématique, il est possible de le tendre vers zéro ou vers un point précis comme on tend une fonction vers une limite. L’instant est cette limite. Il est donc calculable. L’instant est alors mathématisable…

La nécessité du temps absolu

Revenons aux principes de Newton qui régissent toutes ses innovations. Ils sont tirés d’une philosophie que partagent aussi d’autres maîtres de Cambridge selon laquelle toute réalité est idéale et mathématique. C’est une sorte de synthèse entre le platonisme et le pythagorisme. Newton est avant tout un philosophe, ne l’oublions pas. Comme tout philosophe, il confronte ses pensées avec les grands problèmes fondamentaux de notre existence. Le problème du mouvement en est un. Comment en effet pouvons-nous lier la permanence et le mouvement qui caractérisent l’Univers ?

Pour y répondre selon sa philosophie, Newton veut exprimer le changement par une formule mathématique et donc introduire des grandeurs qui représentent les propriétés physiques du mouvement. Il choisit l’espace, le temps et l’accélération. Ces propriétés correspondent bien à notre expérience. Notre mouvement se définit bien par une distance parcourue, une durée et une vitesse qui peut évoluer dans le temps. La variation de la vitesse au cours du déplacement est l’accélération.




Dans son modèle, Newton doit aussi traduire le permanent, c’est-à-dire l’objet fixe ou encore le temps fixe, c’est-à-dire l’instant. Mais comment traduire mathématiquement cette propriété physique ? Il imagine alors le temps comme une variable continue et donc la possibilité de passer à la limite pour déterminer l’instant singulier. Cela n’est possible que sous une hypothèse très forte : on doit admettre le caractère absolu du temps. Newton n’a pas en effet réellement besoin du temps absolu mais du temps instantané, la célèbre variable t qui seul intervient dans les formules. Mais sans la notion de temps absolu, l’instant n’a aucun fondement réel et mathématiqueAvec cette hypothèse, le temps peut être considéré comme durée et instant. Newton parvient donc à lier le mouvement et le permanent. Il résout le problème du mouvement.

Newton doit aussi faire la même hypothèse pour une autre raison plus concrète. Il veut en effet construire une véritable physique. Il ne s’agit pas de développer une théorie dans un monde d’idées, destiné uniquement à la spéculation philosophique. Il veut représenter concrètement la réalité pour pouvoir l’expliquer. Les grandeurs qu’il introduit doit donc avoir une certaine réalité, c'est-à-dire un support physique. L’accélération doit avoir une certaine réalité sinon son mouvement n’est que fictif ou illusoire. Or la relativité du mouvement est un fait : un objet est toujours en mouvement par rapport à quelque chose. Pour définir l’accélération, Newton doit donc s’appuyer sur quelque chose d’absolu. Le support de l’accélération est en fait l’espace absolu. Mais puisque les dimensions spatiales sont relatifs et que le temps est lié à l’espace, le temps doit donc aussi être absolu pour donner sens à la notion de l'accélération.


Les conséquences des hypothèses de Newton

Que cela signifie-t-il concrètement ? La notion de temps absolu traduit que les phénomènes simultanés en un lieu sont aussi simultanés aux autres phénomènes qui se produisent en même temps et dans d’autres lieux. Ou plus concrètement, une horloge sur terre, sur la lune ou dans un avion, initialement synchronisée et marchant parfaitement, donne toujours la même heure. Le temps de Newton est finalement indépendant des propriétés du lieu considéré. Il est absolu…

Les grandeurs caractérisant les dimensions de l’objet sont toutes relatives. Effectivement, depuis Galilée, nous repérons un mouvement en fonction d’un référentiel, lui-même situé dans le fameux espace absolu. Un voyageur immobile dans un train roulant à toute allure n’est pas en mouvement par rapport au train. Il l’est uniquement par rapport à un observateur resté au quai de la gare. Et le temps du voyageur ? Conformément à la simultanéité du temps, il est identique à celui de l’observateur. Quelle est finalement la référence du temps ? Lui-même ! Newton décrit en effet le temps comme uniforme, uniforme par rapport à lui-même. Le temps est donc la référence fondamentale du mouvement. Conclusion : dans le modèle de Newton, le temps préexiste au mouvement. Il est le cadre des phénomènes et des objets. Il préexiste au monde. Il est son réceptacle…

Grâce à ses hypothèses, le modèle de Newton est fécond. Il permet notamment de prévoir l’état d'un mouvement à partir d’une formule et de son état initial.

Une hypothèse oubliée mais remise en cause

La notion du temps de Newton est parfaitement arbitraire. Les scientifiques Leibniz (1646-1716) et Berkeley (1685-1753) l’ont ainsi vivement attaquée. Tout en oubliant les principes philosophiques sous-jacents, les physiciens l’ont cependant adoptée en raison des succès de sa théorie. Auréolée de ses succès, l’idée du temps absolu comme cadre pour les objets et les phénomènes est généralement considérée comme naturelle et fixée. À l’école, y compris dans les écoles supérieures, on n'évoque pas ses hypothèses et leurs conséquences. Cette idée du temps nous semble si naturelle aujourd'hui. Nous la formons, pense-t-on, à partir de l’expérience des objets et de leurs mouvements.

Cependant, dès la fin du XIXe siècle, des savants ont de nouveau remis en cause le temps de Newton. « Pour le chercheur, les déterminations du temps ne sont pas autres choses que des énoncés abrégés de la dépendance d’un événement sur un autre »[1]. Dans la plupart des cas, pour simplifier les calculs, nous rapportons tout événement à une horloge imaginaire. Nous mesurons ainsi la durée de la chute d’une pierre sans prendre en compte le mouvement de la terre par rapport aux autres corps terrestres. « L’illusion nous vient que le temps a une signification absolue » [1]

Cette illusion s’est brusquement achevée au XXe siècle dans la douleur. Les découvertes scientifiques et les théories de la relativité finissent en effet par enterrer le temps de Newton au moins au niveau de la pensée scientifique. L’horloge absolue ou universelle n’existe pas. Toute horloge dépend aussi d’un référentiel. Le temps est désormais perçu comme étant pensé, construit intellectuellement à partir de notre expérience et de nos connaissances. Il est donc vu comme un concept chargé de rendre compte des propriétés générales des phénomènes physiques, c’est-à-dire leur permanence et leur changement. Il n’existe pas indépendamment des phénomènes. Il est lié par l’espace et par la matière.

Ainsi, la notion du temps définie par les scientifiques, dit encore le temps physique, a radicalement évolué depuis Newton. Autrefois considéré comme absolu, sorte de contenant du monde, il est devenu un concept que le scientifique construit pour caractériser les phénomènes physiques. Les sciences sont de nouveau en accord avec Aristote. Et chose paradoxale, pendant que la science renoue avec la pensée philosophique des temps anciens, la philosophie s’en éloigne, donnant au temps une réalité matérielle. Étrange situation dans laquelle nous nous trouvons.

Dans l’opinion, le temps de Newton n’a pas disparu. En dépit des progrès scientifique, le temps est toujours considéré comme bien vivant, doté d’une capacité régulatrice, voire créatrice. Nous croyons toujours au temps absolu, universel, indépendant du monde. Et pourtant ce n’est qu’une pure invention du XVIIIe siècle, devenue désuète pour la science.





Références
[1]
Ernst Mach, Conférences populaires sur « La nature économique de la physique », 1882, dans Popular lectures, Chicago, 1898, cité dans Réflexions sur le concept du temps, Michel Paty, Centre National de la Recherche de la Science et de l’Université Paris 7, Réflexions sur le concept du temps, conférence organisée par le Centre National de Documentation Pédagogique dans le cadre de la fête de la science, Grand salon de la Sorbonne, Paris 18 octobre 2001.

mardi 26 mai 2015

Exemple d'une vision anachronique et erronée du christianisme et du judaïsme

Lors de nos recherches sur Internet, nous avons trouvé un site particulièrement intéressant. Il est en effet intéressant par les erreurs qu’il colporte. Il s’agit du CICAD[1], association qui œuvre contre l’antisémitisme. Un des articles[2] décrit comment le christianisme s’est séparé du judaïsme

Mur des Lamentations

« Deux siècles avant la naissance de Jésus apparaît, au sein du judaïsme, une littérature spirituelle nouvelle selon laquelle la demeure de Dieu est céleste et les institutions traditionnelles ne sont que les reflets des réalités "d'en-haut" et à venir. » 



L’auteur de l’article parle sans doute des écrits apocryphes ou esséniens. Rappelons que le Temple demeure pour tous la seule réalité religieuse, le centre de la religion juive. Seuls les Esséniens prônent la maison de Dieu comme un lieu céleste, considérant le Temple comme souillé par la dynastie asmonéenne. Cependant, les Esséniens créent de nouvelles institutions non comme « reflets des réalités supérieures » mais comme substitutions aux anciennes. En outre, chez les Esséniens comme dans la communauté de Qumrân, l’obéissance à la Loi et les prescriptions de la pureté corporelle sont encore accentuées. Nous sommes loin d’une religion toute spirituelle. La religion reste de manière générale charnelle.

« Jésus, Juif de Palestine, inscrit sa démarche dans la même optique en annonçant le Temple céleste et l'imminence du monde à venir. Il dispense son enseignement autour de la Torah qu'il affirme vouloir approfondir. » 

Notre Seigneur ne parle pas d’approfondissement mais d’accomplissement de la Loi. Son enseignement ne tourne pas autour de la Torah. Il y apporte un regard lumineux, redressant sa compréhension et corrigeant les fausses interprétations. Nous sommes aussi loin des écrits apocryphes et esséniens.

 « Proches de toutes les couches sociales, mais surtout des exclus et des marginalisés […]» 

Il y a évidement un anachronisme évident dans ces termes très modernes. Par ailleurs, de quelle exclusion parle-t-il ? Le publicain n’est ni un exclu de la société, ni un marginal. Dirons-nous aujourd'hui que le percepteur des impôts ou le fonctionnaire est un marginal ? Le Samaritain n’est pas non plus un exclu en Samarie. 

Notre Seigneur Jésus-Christ n’hésite pas à rencontrer des personnes que les Pharisiens et les Sadducéens jugent souillées et méprisées. Il est proche de toutes les « classes » de la population, sans exception. Sa démarche est bien différente de celle des Pharisiens, des Sadducéens et des Esséniens. Dans l’article, Notre Seigneur Jésus-Christ semble se réduire à un abbé Pierre.

« […] il propose un comportement basé sur une nouvelle vision de la vie. Certains disciples retrouvent en Jésus un profil messianique. Jésus ne s'annonce jamais lui-même comme le Messie, mais il affirme la proximité du règne de Dieu, un Dieu de justice et d'amour qui ressuscitera les justes. » 

Nous rencontrons une des critiques les plus classiques de nos jours. Elle consiste à dire que Notre Seigneur ne s’est jamais proclamé Messie et donc que sa messianité n’est qu’une invention de ses disciples. Plusieurs de nos articles traiteront prochainement de cette erreur. Soulignons cependant que par ses paroles et ses gestes, Notre Seigneur Jésus-Christ s'est affirmé comme étant le Messie. En outre, ce n’est pas une nouvelle vision de la vie qu’il propose mais un nouvel esprit, une meilleure connaissance de Dieu, une nouvelle Loi. Il ne propose pas non plus un nouveau comportement mais une nouvelle vie, une nouvelle voie.

« Les autorités romaines, qui contrôlent le territoire d'Israël, s'inquiètent de l'agitation autour de Jésus et, en accord avec les prêtres sadducéens (l'une des tendances du judaïsme antique proche du pouvoir romain), décident de l'exécuter sur une croix, supplice romain infligé habituellement aux prisonniers de droit commun. » 

Ecce homo !
Mihaly Munkacsy (1844-1900)
L’auteur de l’article rend les Romains directement responsables de la mort de Notre Seigneur Jésus-Christ. Les Sadducéens n’auraient donné que leur accord. Pourquoi auraient-ils besoin de leur accord pour condamner Notre Seigneur Jésus-Christ lorsqu'ils en avaient le droit ? C'est plutôt les autorités juives qui ont besoin de l'accord des Romains. Des agitateurs juifs ont été condamnés sans leur aide comme le montre Flavius Joseph. Par ailleurs, à de nombreuses reprises, les autorités romaines ont refusé de condamner des hommes que les Juifs ont voulu punir de mort. En outre, l’auteur ne parle que des Sadducéens et oublie le rôle des Pharisiens, qui forment aussi « une des tendances du judaïsme antique ».

« Après la mort de Jésus, les disciples, tous juifs, font l'expérience d'une "résurrection" de Jésus qu'ils expriment par des récits d'apparitions. » 

La foi se présenterait donc comme le témoignage d’une expérience et non d’une réalité. La Résurrection ne serait qu’imaginaire, le fruit d’une « expérience ». Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? Les disciples ont-ils été des rêveurs ou eu des hallucinations ?

« Paul de Tarse s'attache à diffuser l'essentiel du message aux païens. » 

Saint Paul s’est d’abord adressé aux Juifs avant de se tourner vers les Gentils. Saint Pierre a aussi enseigné aux païens. L'auteur simplifie la réalité historique.

« En désaccord avec la communauté-mère de Jérusalem dirigée par Jacques, Paul s'oppose à ce que les convertis d'origine païenne adoptent tous les rites juifs (circoncision, règles alimentaires). » 

C’est oublier que c’est sous l’impulsion de Saint Pierre que les Gentils convertis ont d’abord été exemptés des prescriptions de la Loi. C’est parce que des chrétiens circoncis veulent leur imposer l’observance de la Loi que Saint Paul réagit. Saint Paul ne s’oppose pas à « la communauté-mère de Jérusalem ». Et que signifie « communauté-mère » ? Nous savons enfin que réunis, les Apôtres confirment que la Loi n’étant pas la source de la justification ne peut être imposée aux Gentils sauf certains rites précis à la demande de Saint Jacques pour éviter des scandales.

« Progressivement, une église autonome se constitue et prend ses distances du judaïsme. » 

Les synagogues et le Temple formeraient-elles une église ? Ou la « communauté-mère de Jérusalem » est-elle considérée comme une église attachée au judaïsme ? Au-delà de ces questions, nous voyons plutôt les Juifs chasser les chrétiens des synagogues. Ce rejet les conduit à se tourner vers les païens.

 « Durant tout le premier siècle, les disciples de Jésus n'ont que la Bible hébraïque comme Écriture sainte, ils pratiquent la liturgie juive et vénèrent la Torah à la synagogue. »

Rappelons que la Bible du premier siècle n'est pas la Bible hébraïque puisqu'elle a été définie bien après les événements. Au premier siècle, on pouvait lire la bible palestinienne ou grecque ou samaritaine. « Les disciples de Jésus » utilisent plutôt la Septante. 

Il est étrange que l’auteur ne parle pas du Temple qui est le centre de la foi juive mais des synagogues, lieux privilégiés des Pharisiens. La Torah est d’abord vénérée au Temple.

« En l'an 70 de notre ère, la catastrophe s'abat sur Jérusalem : le Temple est détruit par les armées romaines, les populations juives massacrées ou déportées. Exilés à Jamnia, une partie des rabbins de la tendance pharisienne (prônant une observance stricte à la Loi) travaillent à élaborer de nouveaux repères pour que le judaïsme surmonte la perte du Temple. Ils définissent les critères du judaïsme orthodoxe en 90, en excluant les croyants qui ne sont pas en conformité avec leurs vues. » 

Effectivement, le judaïsme actuel est d’origine pharisienne. À Jamnia, les rabbins n’élaborent pas de nouveaux repères. Ils retranscrivent la tradition héritée des Pharisiens et définissent le canon biblique avant de fixer les textes bibliques. Ils ne prônent pas seulement l’observance stricte de la Loi, qui est la position des Sadducéens, mais l’observance de la Loi et de la Tradition. 

Le baptême du centurion Corneille par Saint Pierre
Michel II Corneille (1642-1708)
« Face à l'élan de ces rabbins, Paul et ses collaborateurs réorganisent les communautés chrétiennes hors de la synagogue. » 

Saint Paul réagit plutôt à l’exclusion des chrétiens des synagogues. Il comprend que les circonstances le tournent vers les Gentils. Le terme d’« élan des rabbins » cache un peu la réalité. Il s’agit plus précisément de « persécutions » que mènent notamment les Pharisiens. Une des conséquences de ces violences est l’expansion du christianisme hors de Jérusalem et de la Judée. Saint Paul n’est pas non plus le seul à organiser les communautés chrétiennes hors de la synagogue. Saint Pierre en a été le premier, ayant dispensé les chrétiens d’origine païenne le joug de la Loi. Il n’y a pas non plus de réorganisation. Et nous le répétons, la synagogue n’est pas le centre de la foi juive mais bien le Temple.

« Les premiers écrits de ce qui deviendra le "Nouveau Testament" circulent. Ce sont des commentaires des événements et du message de Jésus. » 

Ce ne sont pas des commentaires mais des témoignages (évangiles) ou des éclaircissements de l’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ (épîtres)[3]. Ils font partie avant tout de la Révélation à l’égal de l’Ancien Testament.

« Au début du IIe siècle, les liens entre judaïsme et christianisme se distendent jusqu'à une rupture qui va se préciser dans les écrits spirituels de chacune des deux traditions issues de la même origine. » 

L’auteur de l’article présente ainsi le judaïsme et le christianisme comme deux « traditions issues d’une même origine ». Il est vrai que son article commence par renier ce qui fait la nouveauté de Notre Seigneur et oublie les différences fondamentales entre ces « deux traditions ». Notre Seigneur Jésus-Christ montre justement que le pharisaïsme, à l’origine du judaïsme orthodoxe, n’est pas fidèle à la volonté divine mais mélange la Loi avec des pensées humaines tout en oubliant l’esprit de Dieu. Toute la question est justement de voir qui est vraiment fidèle à la volonté divine. Enfin, comme l’article l’a souvent noté, la rupture a bien eu lieu avant le IIe siècle.

« L'arrivée en masse de païens convertis dans les communautés chrétiennes accentue cette distanciation, d'autant plus que le grec prend le dessus sur la langue araméenne (que parlait Jésus et ses disciples). Les Chrétiens vont s'intégrer dans la société romaine et Rome va devenir un pôle important dans la vie des Églises. » 

Les Chrétiens peuvent-ils vraiment s’intégrer dans une société qui va les exclure et les persécuter, parfois avec l’aide des Juifs ? Ce sont des exclus comme le dirait l’auteur. L’auteur a tendance à oublier que la « distanciation » vient aussi des Juifs qui persécutent les chrétiens en demandant le soutien des autorités romaines. Remarquons le refus implicite de nommer l’Église au singulier. L’auteur voit le christianisme comme un ensemble d’Églises.

Cet article ramasse finalement en quelques lignes quatre principales erreurs :
  •  le christianisme ne représenterait qu’un mouvement religieux issu du judaïsme antique comme le judaïsme actuel. Ils exprimeraient chacun une « sensibilité » ou un aspect d’une même religion ;
  • Notre Seigneur Jésus-Christ ne serait jamais affirmé être le Messie. Ce seraient ses disciples qui l’auraient présenté comme le Christ, imaginant par ailleurs sa Résurrection ;
  • les principaux responsables de la mort de Notre Seigneur Jésus-Christ seraient les Romains aidés des Sadducéens, déresponsabilisant ainsi les Pharisiens, probablement pour éviter de ternir le judaïsme actuel ;
  • ce seraient les chrétiens qui se seraient seuls exclus des synagogues, notamment par la volonté de Saint Paul et par l’incorporation des païens. La synagogue apparaît comme le centre du judaïsme, oubliant le rôle du Temple.

Il nous semble que l’auteur tente de montrer que le judaïsme contemporain et le christianisme sont deux mouvements égaux, deux « traditions issues d’une même origine ». La rupture entre ces deux « traditions » s’expliqueraient uniquement par des circonstances : « l’expérience des disciples », « l’élan des rabbins », « l’approfondissement des pharisiens », « la prédication de Saint Paul », « l’incorporation des païens »… Le problème est beaucoup plus profond. Ces « circonstances » ne sont que des manifestations d’une rupture et non ses causes. Pourquoi les autorités juives réagissent-elles aux discours des chrétiens, notamment par la persécution ? Pourquoi Saint Paul se tourne-t-il vers les Gentils ? L’incorporation des païens est-elle si simple ?

L’auteur semble oublier le cœur du problème. Ces « deux traditions » qui se réclameraient d’une même religion sont-elles vraiment les dignes héritiers de leur « mère » ? Sont-elles en rupture ou la continuité avec la religion juive qu'elles remplacent ? S’il y a nouveauté, en quoi consiste-t-elle ? Nous voyons aussi dans cet article l’intention de ne pas ternir les Pharisiens et d’oublier le rôle du Temple. Est-ce pour protéger le judaïsme actuel ? L’article n’est qu’une série d’affirmations qui présentent une vision erronée et anachronique d’une réalité beaucoup plus complexe et profonde…





Notes et références
[1] CICAD Centre Intercommunautaire contre l'Antisémitisme et la Diffamation, http://www.cicad.ch/.
[2] CICAD, article « La séparation du christianisme et du judaïsme », cicad.html.

[3] Le terme de "commentaire" est trop imprécis et peut porter confusion car il porte en soi un aspect subjectif fort qui s'adapte mal avec la Révélation. Saint Paul n'est pas un commentateur. Il explique, dénonce, éclaircit, répond aux questions qu'on lui pose... 

jeudi 21 mai 2015

Les Pères apologistes et le judaïsme




Il est difficile de parler des relations entre le christianisme et le judaïsme sans parler de rupture et d’affrontement. Depuis plus de cinquante ans, la pensée dominante tente de montrer que les premiers chrétiens et les Pères de l’Église étaient antisémites, voire à l’origine de l’antisémitisme. Non seulement une telle vision est mensongère mais elle est surtout réductrice. Elle commet l’erreur d’anachronisme si caractéristique de nos jours. Revenons donc aux premiers temps de l'Église sans commettre une telle erreur. Revenons en effet aux temps où le christianisme est menacé par la réaction juive et par les différents mouvements judéo-chrétiens. Sa principale préoccupation est de défendre la foi des chrétiens et de les préserver de toute influence judaïsante. 

Les Chrétiens n’évitent pas les débats avec les Juifs, bien au contraire. Ils n’hésitent pas non plus à se placer sur leur terrain. La Sainte Écriture et son interprétation sont alors au cœur de toutes les discussions. Dans ces échanges, nous retrouvons les différences fondamentales qui séparent l’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ et une religion juive radicalisée dans un judaïsme devenu orthodoxe.

Les dangers du judéo-christianisme

Les premiers chrétiens sont soit des juifs, soit des païens convertis. La position des chrétiens circoncis est plutôt difficile. D'une part, ils doivent se justifier et se défendre. Leurs anciens coreligionnaires les voient comme des traîtres et les maudissent. Les chrétiens circoncis sont rejetés des synagogues et sont persécutés par la population et les autorités juives, parfois avec l'aide des païens s'il le faut. D'autre part, ils doivent aussi éviter que leur foi se judaïse. Le judéo-christianisme est une véritable menace qui les guette. De nombreux « faux docteurs » tentent de privilégier la Loi dans la nouvelle alliance. Les Apôtres, notamment Saint Paul, et les Pères apostoliques, en particulier Saint Ignace d’Antioche, se battent contre leur influence en montrant l’inutilité de la Loi dans le salut des âmes. Au sein du christianisme naissant, il existe en effet plusieurs tendances judéo-chrétiennes qui veulent maintenir les observances juives.

En son temps, Saint Paul dénonçait déjà ceux qui professaient une étrange doctrine, mêlée de judaïsme et de philosophie. Dans l’Épître aux Colossiens, nous apprenons qu’ils tendaient à rabaisser Notre Seigneur Jésus-Christ et à Lui préférer les anges. Ils enseignaient aussi des prescriptions proches du judaïsme. Dans les Épîtres à Timothée et l’Épître à Titre, plus tardives, Saint Paul est plus précis au point de nommer les chefs de ce mouvement. Recrutés parmi les circoncis, ils discutent sans fin sur les mots, sur le sens de la Loi, sur d’interminables généalogies, enseignent des contes, prônent des fables juives, des traditions humaines. Ils exaltent la Loi et prétendent en être les docteurs. Ils nient la résurrection de la chair et prohibent le mariage. Saint Paul dénonce aussi leurs mœurs. Certains ne sont que des séducteurs à la recherche de gain.

Il existe aussi des mouvements vraiment judaïsant. A partir du début du IIe siècle, nous voyons naître deux groupes judéo-chrétiens : celui des nazaréens et des ébionites. S’ajoutera un troisième groupe : celui des Elkasaïtes. L’ébionisme et l’elkasaïsme sont des hérésies que nous avons déjà étudiées dans un article précédent [7]. Les ébionites refusent de reconnaître la divinité de Notre Seigneur Jésus-Christ. Ils voient la cause de sa glorification uniquement dans son observation scrupuleuse de la Loi. Ainsi ils demeurent particulièrement fidèles à la suivre minutieusement. Ils se seraient ensuite combinés avec les Esséniens. La doctrine elkasaïte est un mélange de judaïsme, de christianisme, d’essénisme, de pythagorisme. Tixeront montre cependant « le peu de place qu’en somme le judéo-christianisme a occupé dans l’histoire du christianisme primitif, et le peu d’action qu’il a exercé sur le développement de son dogme. » [2]

Le groupe le plus intéressant est celui des nazaréens, dits encore « nazoréens ». Ils se caractérisent par leur attachement exagéré à la Loi et par une conception étroite des Évangiles. Ils étaient encore présents au temps de Saint Jérôme qui les a connus dans l’actuel Alep. Ils s’obstinent en fait à vivre comme des Juifs. Saint Justin parle aussi de chrétiens qui acceptent tout l’Évangile mais restent attachés à la Loi de Moïse. Il ne les considère pas comme des hérétiques tant qu’ils n’imposent pas les pratiques juives à tous les chrétiens[8]. Les nazaréens ont existé au IIe siècle et jusqu'au IVe siècle. Ce sont des chrétiens orthodoxes. Négligeables par leur nombre, ils ne présentent guère d’influence dans le christianisme. « Ils n’étaient plus, dans la grande Église, qu’un îlot perdu, un groupe imperceptible que ses singularités seules signalaient à l’attention. »[3] Mais en voulant être juifs et chrétiens à la fois, ils finissent par n’être ni l’un ni l’autre.

Dès les premiers temps du christianisme, les Chrétiens doivent donc se défendre contre deux sortes de menaces : le prosélytisme des Juifs et celui des judéo-chrétiens. Les Pères apologistes écrivent des ouvrages, traités ou dialogues, pour consolider la foi des chrétiens et s’opposer aux influences judaïsantes. Dans leurs écrits, ils mettent parfois en scène un débat entre un juif et un chrétien en vue de montrer les différences qui les séparent et ainsi faire valoir le christianisme. De ce faux débat, le chrétien sort naturellement vainqueur. Cependant, si ce débat apparaît fictif et en défaveur du Juif, ils reflètent une réalité, c’est-à-dire les débats authentiques qui ont dû exister entre les Chrétiens et les Juifs. Mais ces écrits n’ont pas pour but d’attaquer les Juifs mais bien de défendre ceux qui font l’objet du prosélytisme judaïsant. Leur but est avant tout de défendre la foi fragile des communautés chrétiennes.

Les Pères apologistes chrétiens et les juifs

Les Pères apologistes savent qu’ils ne peuvent débattre avec les Juifs et les païens de la même façon. Leurs erreurs sont différentes. Les premiers refusent de reconnaître Notre Seigneur Jésus-Christ comme le vrai Messie ou sa nature divine quand les seconds rejettent l’unicité de Dieu et la Sainte Écriture. Le Juif est ancré dans son exclusivisme et étroitesse religieux quand le païen est plutôt enfermé dans son polythéisme ou dans un monothéisme philosophique.

Le Chrétien et le Juif ont aussi des points communs. Comme le Juif, le Chrétien croit en un Dieu unique et reconnaît le caractère inspiré de la Sainte Écriture. Ils peuvent partager la même pensée et sont héritiers d'un passé commun. Toute discussion apologétique avec le Juif doit alors se reposer sur cet héritage commun. 


Il est en outre inutile de chercher des arguments que les Juifs ou les païens ne peuvent recevoir. Dans certains dialogues apologétiques, le Juif demande à son interlocuteur chrétien de ne pas user de l’autorité de Platon ou d’Aristote, ou lui reproche ses artifices du raisonnement. Dans son argumentation, Saint Justin utilise ainsi uniquement la Sainte Écriture dans la version acceptée par  ses interlocuteurs juifs. Avec le païen, il serait inutile d’argumenter à partir de la Sainte Écriture ou de l’utiliser pour se justifier puisqu'il ne la reconnaît pas. Le seul langage qu’il peut entendre est le langage philosophique. Seule l’argumentation logique pourra le convaincre ou le persuader. Il sera aussi plus attentif à l’autorité des philosophes qu’il connaît et respecte.

La Sainte Écriture, unité et division

Comme nous l’avons déjà précisé, les Juifs et les Chrétiens reconnaissent la Sainte Écriture comme étant inspirée. Leur foi s’élève sur les mêmes fondations. Leur espérance se fonde sur une même foi en Dieu. Ils ont un même passé qui justifie leurs doctrines. Contre les marcionistes et tous les gnostiques, l’Église a nettement affirmé l’unité de la Sainte Écriture. Il n’y a pas de rupture dans cette histoire.

Cependant, le judaïsme et le christianisme ne partagent pas le même canon biblique. La définition des textes sacrés qui composent l’Ancien Testament est en effet différente. Cependant, les Chrétiens n’ont pas innové. Ils ont repris la Septante, c’est-à-dire la Sainte Bible dans une version grecque telle qu’elle était en usage chez les Juifs d’Alexandrie. En outre, le canon biblique juif a été défini bien après la naissance du christianisme et de la destruction du Temple. Les docteurs de la Loi de Jaffa ont décidé de ne pas prendre en compte certains Livres Saints pourtant reconnus comme sacrés par des communautés juives, voire par la communauté de Qumrân. Le canon juif est plutôt tardif, en tout cas plus récent que celui du canon chrétien. Qui peut alors dénoncer les Chrétiens comme étant des innovateurs ?

L’élaboration du canon juif est révélatrice [9]. Il n’est pas identique dans les communautés juives avant la chute de Jérusalem. Il sera définitif bien après la destruction du Temple au IIe siècle. Les docteurs juifs ont exclu du canon des livres pourtant reconnus par les juifs grecs. Selon une thèse la plus commune, il est vraisemblable que leur choix s’explique en partie par leur opposition au christianisme. C’est donc le judaïsme orthodoxe qui se définit en partie contre le christianisme et non l’inverse.

La Sainte Bible est donc au cœur des débats entre les Juifs et les Chrétiens. Pour mieux se justifier et se défendre, ces derniers essayent de ne pas utiliser les livres de la Septante que les Juifs ne reconnaissent pas. Les extraits bibliques qu’ils citent peuvent aussi ne pas correspondre à leurs versions. Le débat porte alors sur la valeur des écrits bibliques et sur la qualité de leurs traductions. Ces difficultés se rencontrent surtout après le IIe siècle. Afin de fournir aux Chrétiens des textes bibliques incontestables, Origène compose ses Hexaples. « Mais nous tâchons de ne pas ignorer non plus leurs textes afin de ne pas leur citer, lorsque nous dialoguons avec des juifs, ce qui ne se trouve pas dans leurs exemplaires, et pour nous servir de ce qui se trouve chez eux, même si cela n’est pas dans nos livres. Car, si nous donnons ainsi une bonne préparation pour nos controverses avec eux, ils ne nous mépriserons pas, ni ne se moqueront, comme ils ont l’habitude de le faire, des croyants issus des nations, disant qu’ils ignorent les leçons authentiques qui sont dans les textes »[4].

Il y a bien une volonté chez les Chrétiens d’utiliser les textes reconnus par les Juifs pour pouvoir débattre. Cela ne signifie pas que les chrétiens reconnaissent le canon juif ou l’authenticité de leurs versions. Le but est bien de pouvoir discuter librement et sérieusement avec les Juifs. L’effort de dialogue provient bien des Chrétiens. Cependant, comme le note Saint Jérôme, en dépit de leurs efforts, les Juifs se moquent encore de l’ignorance des chrétiens en matière biblique à la fin du IVe siècle[5]. Ce sont eux qui se ferment dans leurs certitudes, refusant le dialogue contradictoire.

L’exclusivisme religieux

Cependant dans leurs débats, les Juifs refusent souvent aux Chrétiens l’usage de la Sainte Écriture. Selon leurs propos, elle ne s’adresse qu’aux Juifs puisque le peuple juif en est le seul dépositaire. Il est le peuple élu.

La réponse des Chrétiens est alors double. Ils rappellent que Dieu a clairement annoncé la vocation des nations et le rejet des Juifs par de nombreuses prophéties bibliques. Ils démontrent ensuite que ces prophéties ont été réalisées, notamment par la conversion des Gentils. Ils s’appuient donc fortement sur les relations entre les faits historiques incontestables et les textes sacrés. Les Juifs sont alors conduits à un douloureux dilemme : soit reconnaître la réalisation des prophéties, soit confirmer que la Sainte Écriture contient des mensonges, confortant alors les païens dans leurs moqueries. Contrairement aux Juifs, les Chrétiens sont ainsi pleinement conscients de l'efficacité de la Sainte Écriture dans la compréhension de la réalité des événements dont ils sont tous témoins. Elle donne sens et lumière à l’histoire. Ils saisissent finalement la Parole de Dieu...

L’incompréhension de la Loi

Abraham l'hébreu
(Charles d'Hooghvorst)
Les Juifs accusent les Chrétiens de rejeter la Loi que Dieu a transmise par la Sainte Écriture. Les Chrétiens refusent en fait de reconnaître la Loi mosaïque comme étant absolue. Elle n’est valable et efficace que pour un temps, un temps devenu dépassé par l’avènement de Notre Seigneur Jésus-Christ. Le débat porte alors sur la valeur et le but de la Loi.

Les Pères apologistes font remarquer que la Loi n’a pas toujours existé. Les Patriarches n’avaient pas besoin de la connaître pour être justifiés. Elle n’est donc pas la cause du salut comme le montre le cas d’Abraham qui est justifié avant d’être circoncis. 

La Loi n’est pas non plus absolue au sens où elle était appelée à disparaître. Ils reprennent l’enseignement de Saint Paul qui voit dans la Loi sa propre déchéance. Cela permet de montrer aux Juifs le rapprochement entre les Chrétiens et les Justes de l’Ancien Testament. 

Les Pères apologistes soulignent enfin que la Loi est difficilement conciliable avec la vocation des nations et les faits historiques. Comment la Loi est-elle possible après la destruction du Temple ? Les préceptes du judaïsme ne peuvent plus être respectés. L’histoire a finalement sanctionné la fin du judaïsme comme religion.

Mais comment expliquer cette relativité de la Loi sans remettre en cause sa valeur ? Les Pères apologistes sont conduits à expliquer la raison de la Loi. Moïse l’a promulguée pour brider les penchants mauvais du peuple juif. Selon Saint Justin, elle était aussi nécessaire pour rappeler continuellement la présence de Dieu et éloigner les Juifs de l'idolâtrie [8]. S’il avait en effet pu maintenir le niveau spirituel de ses ancêtres, il n’aurait pas eu besoin de l’imposer. Mais étant prophète, Moïse était bien conscient que la Loi ne pouvait pas être éternellement applicable. Elle devait être dépassée car elle était imparfaite. Ainsi la Loi a un rôle pédagogique par ses prescriptions et un rôle prophétique en annonçant son dépassement. Elle est donc restreinte au peuple juif et renferme un sens caché sous le sens littéral. 

Les Pères apologistes considèrent donc que les Juifs n’ont pas compris leur propre Loi. Rappelons que plus tard, les Juifs ont progressivement développé l'idée d'un Messie souffrant mais bien après la destruction du Temple. Leur enseignement s’est adapté au christianisme. Il a évolué pour répondre aux problématiques posées par leurs adversaires chrétiens.

Un Messianisme dénaturé

La reconnaissance de Notre Seigneur Jésus-Christ comme le véritable Messie est le point de division fondamental entre les Juifs et les chrétiens. Les Juifs « s’attendent encore aujourd'hui à ce qu’il doive venir, alors que nous, nous démontrons qu’il est déjà venue une première fois et nous prions pour le voir lors d’une seconde venue, dans la gloire divine, confiants dans les prédictions et les enseignements des prophètes inspirés. »[6] 



Les Juifs n’ont pas la même conception du Messie ou plutôt ils ne portent pas le même regard sur les textes qui l’annoncent. Ils contestent soit l’interprétation chrétienne de certaines prophéties qui décrivent les signes de sa venue, soit le sens messianique de certains versets. Les Pères apologistes remettent alors en cause la lecture étroite des Juifs sur la Sainte Bible et soulignent leur aveuglement. Ils montrent aussi la réalisation des prophéties en décrivant les faits historiques qui s'en rapportent. L’histoire apporte un témoignage évident pour reconnaître les signes de la venue du Christ annoncés dans la Sainte Écriture. En repoussant la réalisation des prophéties, les Juifs risquent de discréditer la Sainte Écriture.


Dans leurs ouvrages, les Pères apologistes rappellent finalement que le judaïsme n’est pas une fin en soi. Depuis la disparition du Temple, le judaïsme a même perdu toute légitimité. La Loi n’était que relative, adaptée aux Juifs, et devait être dépassée pour répondre aux prophéties divines, notamment à la vocation des nations. La Loi annonce donc la nouvelle alliance comme l'annonce la Sainte Écriture. Concernant le Messie, les Chrétiens accusent les Juifs de ne pas avoir reconnu et compris le sens messianique de certains textes bibliques. En s’appuyant sur l’évidence des faits historiques, ils tentent de leur montrer qu’elles ont été réalisées. Les Chrétiens défendent donc leur fidélité au plan de Dieu et proposent une interprétation de la Sainte Écriture cohérente et efficace, conforme aux réalités historiques. Ils ont compris la Parole de Dieu alors que les Juifs s'obstinent dans leur aveuglement. En rejetant la Nouvelle alliance, les Juifs sont alors contraints à relativiser la valeur de la Sainte Bible ou à reporter inlassablement la réalisation des prophéties. Par leurs contradictions, ils portent un coup terrible à leur foi qui perd en effet force et cohérence. 

Finalement, les Chrétiens montrent que leur foi remonte aux premiers temps et dépasse celle des Juifs tout en demeurant fidèles à la volonté de Dieu. Ils forment le véritable peuple de Dieu non pas par les liens du sang et de la chair mais par la foi et l'Esprit de Dieu...




Notes et Références

[1] Voir Le Martyre de Polycarpe, XVIII, 1.
[2] J. Tixeront, Histoire des Dogmes, Tome I, La théologie anténicéenne, Chapitre IV, Gabalda, 1909.
[3] J. Tixeront, Histoire des Dogmes, Tome I, La théologie anténicéenne, Chapitre IV.
[4] Origène, Lettre à Africanus, 9, cité dans Enjeux, méthodes et arguments de la polémique chrétienne antique contre le judaïsme, Sébastien Morlet, L’Apologétique chrétienne, expressions de la pensée religieuse de l’Antiquité à nos jours, Presses universitaires de Rennes, 2012.
[5] Voir Saint Jérôme, In Hiezechielem, XI, 37.
[6] Eusèbe de Césarée, Démonstrations évangéliques, IV, 1, 2-3 cité dans Enjeux, méthodes et arguments de la polémique chrétienne antique contre le judaïsme, Sébastien Morlet.
[7] Émeraude, novembre 2014, "Contre les Ébionites et les Marcionistes : intégrité et unité de la Sainte Ecriture en danger".
[8] Voir Saint Justin, Dialogue avec Tryphon.
[9] Émeraude, janvier 2015, "L'élaboration du canon biblique",