Généralement,
nous concevons le monde selon trois dimensions relatives à l’espace (hauteur,
largeur, longueur) et selon le temps. Un phénomène en mouvement se repère ainsi
en fonction de données spatiales et temporelles. Inconsciemment peut-être, nous l'imaginons dépendant du temps au point que nous pourrions croire que le temps
existe sans les phénomènes. Nous pourrions alors croire que le temps est une
réalité concrète, matérielle, antécédent aux choses de ce monde, une sorte de
réceptacle des choses qui nous entourent. La pensée antique et médiévale a une
pensée différente du temps. Il en serait qu’une conception
intellectuelle et construite, certes tirée du réel, mais fictive. Le temps
est un « être de raison ». Des
esprits bien pensants pourront alors rire d’Aristote ou de Saint Thomas d’Aquin,
de tous ces penseurs dépassés. Ils n’hésiteront pas à rappeler que le temps est
une réalité. Avec un ton hautain, ils souligneront peut-être qu’il façonne même
le monde. Le temps n’est-il pas une condition nécessaire de l’évolution ?
Or la science a depuis plus d’un siècle confirmé les propos des philosophes
antiques. Le temps n’est qu’une construction intellectuelle qui manifeste les
propriétés du monde. D'où vient alors cette notion de temps réel si ancrée dans
notre conscience ?
Dans
son château de Vincennes, le roi de France scrutait souvent son sablier pour
bien profiter du temps de la journée aux affaires du royaume et à celles de son
âme. Il n’était pas le seul à travailler ou à prier en fonction du temps ou
plutôt de l’écoulement du sable. Nos lointains ancêtres connaissaient aussi le
temps qui passe comme l’attestent encore ces étranges vestiges du passé qui semblent indiquer l’heure du jour. Sommes-nous en train de divaguer ?...
Vers
un monde quantitatif
Les mesures anciennes et modernes portent-elles vraiment le même sens ?
Dans le Royaume de France, le mètre n’était pas encore en usage. On parlait
plutôt de pieds ou de pouces. Effectivement, les mesures du temps et de
l’espace se référaient à des objets qui existent. C’était en fonction des
grains de sable qui restaient encore à s’écouler que le roi pouvait estimer le
temps qui lui restait pour finir son ouvrage. C’était en fonction de la
position du soleil que les paysans des temps anciens évaluaient le temps.
C’était en fonction de la longueur de son pied qu’ils évaluaient la distance. En
un mot, la « mesure » du
temps ou de l’espace se rapportait toujours à un objet bien réel. Elle était
estimée, évaluée, qualifiée. Elle nécessitait une règle physique. Aujourd'hui,
grâce à l’horloge interne de nos équipements informatiques ou d’un serveur de temps dans nos réseaux,
nos écrans nous donnent l’heure exacte, précise, à la seconde près. Des instruments nous mesurent l’infiniment petit selon une
précision extraordinaire. L’univers est aujourd'hui mesurable sous toutes ces
formes. Sans ces données quantitatives, notre monde moderne ne pourrait pas
fonctionner.
De nos jours,
nous sommes habitués à manipuler des chiffres pour de nombreux usages. Nous
sommes en effet entourés de nombreux outils qui nous donnent de multiples
données. La balance électronique, la montre, le GPS, le compteur de vitesse en
sont des exemples bien vivants de notre réalité. Tout se mesure ou presque. Nos
principales activités se reposent aussi sur l’informatique qui ne fonctionne
que parce que nous avons mathématisé le monde qui nous entoure au point de
créer un monde entièrement virtuel. Les paroles, les images, les films se
transforment en une succession de binaires, une suite de
0 et de 1 manipulables. Un fichier ou un programme ne sont finalement qu’un
ensemble de 0 et de 1 qui se suivent et subissent de multiples traitements
et calculs. Habitués à ce monde de chiffres et de mesures, nous oublions
souvent qu’avant le XVIIe siècle, les esprits scientifiques étudiaient le monde
non de manière quantitative mais qualitative.
La
première tentative de conception quantitative et physique du temps revient à
des scolastiques. Robert Grossetête, Jean Buridan et Nicolas Oresme ont élaboré
un diagramme à deux dimensions pour indiquer les valeurs de la vitesse de
mouvement en fonction du temps. Ils ont également déterminé la vitesse moyenne
dans le cas d’un mouvement quelconque. Généralement, nous reconnaissons à
Galilée le mérite d’avoir élaboré la première formule scientifique de la
dynamique, c’est-à-dire de l’étude du mouvement. Il a déterminé en effet la loi
de la chute des corps. Il semble être le premier à établir une loi
mathématisée, c’est-à-dire une relation entre des grandeurs mathématiques à
signification physique de certains phénomènes. Dans sa formule, il a fait
figurer le temps. C’était une véritable révolution au moins conceptuelle. Il a
en effet innové en choisissant le temps comme variable d’une loi. Or à cette
époque, nul ne s’était préoccupé de mesurer le temps de manière précise,
c’est-à-dire quantitative. Des erreurs de plusieurs minutes par jour ne gênaient
guère les usages et les réflexions. Il a fallu attendre le XVIIe pour voir
arriver la première horloge à pendule relativement précise. L’erreur n’était plus
que dix secondes par jour…
Dans
son ouvrage Principes mathématiques de la philosophie naturelle, Newton
définit ce qu’il entend par temps, espace et mouvement. Ces définitions peuvent
nous paraître étranges. Ne sont-ils pas connus de tous comme lui-même l’affirme
dès le début de son ouvrage ? En fait, les définitions de Newton révolutionneront la
pensée scientifique et notre vision du monde.
Concentrons-nous
uniquement sur sa définition du temps. Newton distingue le temps absolu et le
temps relatif, ou encore le temps mathématique et le temps vulgaire, le vrai et
l’apparent. Les savants et les philosophes de son époque voient la notion du
temps comme relative aux objets sensibles. Leur vision du monde est
qualitative. Or Newton la change radicalement. Sa vision du monde est
mathématique donc quantitative.
« Le temps absolu, vrai et mathématique, en
lui-même et de sa propre nature, coule uniformément sans relations à rien
d’extérieur, et d’un autre nom est appelé durée. Le temps relatif, apparent et
vulgaire, est une mesure quelconque (qu’elle soit précise ou imprécise) dont le
vulgaire se sert ordinairement à la place du temps vrai, tels, l’heure, le
jour, le mois, l’année. »
Contrairement
aux époques antérieures qui ne voient le temps qu’en fonction des objets ou
phénomènes sensibles, Newton impose le temps absolu comme étant le seul temps,
vrai et réel. Toute autre notion du temps est considérée comme vulgaire,
c’est-à-dire non conforme, inadaptée à la véritable science. Il est non réel, imaginaire. Le savant anglais oppose bien le temps absolu et le temps relatif. Deux
visions du monde différentes. Le temps de Newton est en fait une réalité en
soi, indépendante du monde et des objets. Le monde est finalement dans le temps
et se mesure selon le temps. Pourrions-nous conclure, sans trahir sa pensée, que
le temps existe sans le monde ? Selon Newton, le temps est en effet absolu, c’est-à-dire sans
référence à quoi que ce soit…
Newton
introduit une autre innovation. Il définit le temps réel comme un flux continu au sens mathématique. C’est un nouveau concept d’une portée extraordinaire, source d’une
autre invention encore plus géniale : l’instant sous forme de grandeur mathématique, sans
dimension, discontinu. A partir du temps décrit comme flux continu, il construit géométriquement l’instant de la même façon qu’il a conçu ses « fluxions », c’est-à-dire
l’équivalent des différentiels de Leibniz. Si le temps est un flux continu au sens mathématique, il est possible de le tendre vers zéro ou vers un point précis
comme on tend une fonction vers une limite. L’instant est cette limite. Il est
donc calculable. L’instant est alors mathématisable…
La
nécessité du temps absolu
Revenons
aux principes de Newton qui régissent toutes ses innovations. Ils sont tirés
d’une philosophie que partagent aussi d’autres maîtres de Cambridge selon
laquelle toute réalité est idéale et mathématique. C’est une sorte de synthèse
entre le platonisme et le pythagorisme. Newton est avant tout un philosophe, ne
l’oublions pas. Comme tout philosophe, il confronte ses pensées avec les grands
problèmes fondamentaux de notre existence. Le problème du mouvement en est un. Comment en effet
pouvons-nous lier la permanence et le mouvement qui caractérisent
l’Univers ?
Pour
y répondre selon sa philosophie, Newton veut exprimer le changement par une
formule mathématique et donc introduire des grandeurs qui représentent les propriétés
physiques du mouvement. Il choisit l’espace, le temps et l’accélération. Ces
propriétés correspondent bien à notre expérience. Notre mouvement se définit bien
par une distance parcourue, une durée et une vitesse qui peut évoluer dans le
temps. La variation de la vitesse au cours du déplacement est l’accélération.
Dans
son modèle, Newton doit aussi traduire le permanent, c’est-à-dire l’objet fixe
ou encore le temps fixe, c’est-à-dire l’instant. Mais comment traduire
mathématiquement cette propriété physique ? Il imagine alors le temps
comme une variable continue et donc la possibilité de passer à la limite pour
déterminer l’instant singulier. Cela n’est possible que sous une hypothèse très
forte : on doit admettre le caractère absolu du temps. Newton n’a pas en effet réellement besoin du temps absolu mais du temps instantané, la
célèbre variable t qui seul intervient dans les formules. Mais sans la notion de temps
absolu, l’instant n’a aucun fondement réel et mathématique. Avec cette hypothèse, le temps peut être considéré comme durée et instant. Newton parvient donc à lier le mouvement et le permanent. Il résout le problème du mouvement.
Newton
doit aussi faire la même hypothèse pour une autre raison plus concrète. Il veut
en effet construire une véritable physique. Il ne s’agit pas de développer une
théorie dans un monde d’idées, destiné uniquement à la spéculation
philosophique. Il veut représenter concrètement la réalité pour pouvoir
l’expliquer. Les grandeurs qu’il introduit doit donc avoir une certaine réalité, c'est-à-dire un support physique. L’accélération doit avoir une certaine réalité sinon son mouvement n’est
que fictif ou illusoire. Or la relativité du mouvement est un fait : un
objet est toujours en mouvement par rapport à quelque chose. Pour définir
l’accélération, Newton doit donc s’appuyer sur quelque chose d’absolu. Le
support de l’accélération est en fait l’espace absolu. Mais puisque les dimensions spatiales sont relatifs et que le temps est lié à
l’espace, le temps doit donc aussi être absolu pour donner sens à la notion de l'accélération.
Les
conséquences des hypothèses de Newton
Que
cela signifie-t-il concrètement ? La notion de temps absolu traduit que
les phénomènes simultanés en un lieu sont aussi simultanés aux autres
phénomènes qui se produisent en même temps et dans d’autres lieux. Ou plus concrètement, une horloge sur terre, sur la lune ou dans un avion, initialement synchronisée et marchant parfaitement, donne toujours la même heure. Le temps de Newton est finalement
indépendant des propriétés du lieu considéré. Il est absolu…
Les
grandeurs caractérisant les dimensions de l’objet sont toutes relatives.
Effectivement, depuis Galilée, nous repérons un mouvement en fonction d’un
référentiel, lui-même situé dans le fameux espace absolu. Un voyageur immobile
dans un train roulant à toute allure n’est pas en mouvement par rapport au
train. Il l’est uniquement par rapport à un observateur resté au quai de la
gare. Et le temps du voyageur ? Conformément à la simultanéité du temps, il
est identique à celui de l’observateur. Quelle est finalement la référence du
temps ? Lui-même ! Newton décrit en effet le temps comme uniforme,
uniforme par rapport à lui-même. Le temps est donc la référence fondamentale du
mouvement. Conclusion : dans le modèle de Newton, le temps préexiste au
mouvement. Il est le cadre des phénomènes et des objets. Il préexiste au monde.
Il est son réceptacle…
Grâce
à ses hypothèses, le modèle de Newton est fécond. Il permet notamment de
prévoir l’état d'un mouvement à partir d’une formule et de son état initial.
Une
hypothèse oubliée mais remise en cause
La
notion du temps de Newton est parfaitement arbitraire. Les scientifiques Leibniz (1646-1716) et Berkeley (1685-1753) l’ont ainsi vivement attaquée.
Tout en oubliant les principes philosophiques sous-jacents, les physiciens
l’ont cependant adoptée en raison des succès de sa théorie. Auréolée de ses
succès, l’idée du temps absolu comme cadre pour les objets et les phénomènes
est généralement considérée comme naturelle et fixée. À l’école, y compris dans les écoles supérieures, on n'évoque pas ses
hypothèses et leurs conséquences. Cette idée du temps nous semble si
naturelle aujourd'hui. Nous la formons, pense-t-on, à partir de l’expérience
des objets et de leurs mouvements.
Cependant,
dès la fin du XIXe siècle, des savants ont de nouveau remis en cause le temps
de Newton. « Pour le chercheur, les
déterminations du temps ne sont pas autres choses que des énoncés abrégés de la
dépendance d’un événement sur un autre »[1]. Dans la
plupart des cas, pour simplifier les calculs, nous rapportons tout événement à
une horloge imaginaire. Nous mesurons ainsi la durée de la chute d’une pierre
sans prendre en compte le mouvement de la terre par rapport aux autres corps
terrestres. « L’illusion nous vient
que le temps a une signification absolue » [1].
Cette
illusion s’est brusquement achevée au XXe siècle dans la douleur. Les
découvertes scientifiques et les théories de la relativité finissent en effet
par enterrer le temps de Newton au moins au niveau de la pensée scientifique. L’horloge
absolue ou universelle n’existe pas. Toute horloge dépend aussi d’un
référentiel. Le temps est désormais perçu comme étant pensé, construit
intellectuellement à partir de notre expérience et de nos connaissances. Il est
donc vu comme un concept chargé de rendre compte des propriétés générales des
phénomènes physiques, c’est-à-dire leur permanence et leur changement. Il
n’existe pas indépendamment des phénomènes. Il est lié par l’espace et par la
matière.
Ainsi,
la notion du temps définie par les scientifiques, dit encore le temps physique,
a radicalement évolué depuis Newton. Autrefois considéré comme absolu, sorte de
contenant du monde, il est devenu un concept que le scientifique construit pour
caractériser les phénomènes physiques. Les sciences sont de nouveau en accord
avec Aristote. Et chose paradoxale, pendant que la science renoue avec la
pensée philosophique des temps anciens, la philosophie s’en éloigne, donnant au
temps une réalité matérielle. Étrange situation dans laquelle nous nous
trouvons.
Dans
l’opinion, le temps de Newton n’a pas disparu. En dépit des progrès scientifique, le temps est toujours considéré
comme bien vivant, doté d’une capacité régulatrice, voire créatrice. Nous
croyons toujours au temps absolu, universel, indépendant du monde. Et pourtant ce
n’est qu’une pure invention du XVIIIe siècle, devenue désuète pour la science.
Références
[1] Ernst Mach, Conférences populaires sur « La nature économique de la physique », 1882, dans Popular lectures, Chicago, 1898, cité dans Réflexions sur le concept du temps, Michel Paty, Centre National de la Recherche de la Science et de l’Université Paris 7, Réflexions sur le concept du temps, conférence organisée par le Centre National de Documentation Pédagogique dans le cadre de la fête de la science, Grand salon de la Sorbonne, Paris 18 octobre 2001.
[1] Ernst Mach, Conférences populaires sur « La nature économique de la physique », 1882, dans Popular lectures, Chicago, 1898, cité dans Réflexions sur le concept du temps, Michel Paty, Centre National de la Recherche de la Science et de l’Université Paris 7, Réflexions sur le concept du temps, conférence organisée par le Centre National de Documentation Pédagogique dans le cadre de la fête de la science, Grand salon de la Sorbonne, Paris 18 octobre 2001.